Dans un livre dont je vous parlerai davantage dans un billet futur (The Entrepreneurial State de Mariana Mazzucato), l’auteure affirme que les entreprises pharmaceutiques investissent de moins en moins en recherche et développement (R&D) et profitent de plus en plus de recherches financées par l’État.
L’auteur pense que comme l’État ne touche pas de recettes reliées directement aux fruits de ces recherches, les pharmaceutiques agissent tels des « passagers clandestins » (ou free riders), qui s’enrichissent sur le dos des contribuables. Cette idée est souvent reprise par d’autres intervenants et par les journalistes qui recueillent leurs propos.
Cependant, cette affirmation va à l’encontre de ce que je pensais, j’ai donc décidé de vérifier par moi-même en ouvrant les états financiers des 10 plus grandes entreprises pharmaceutiques du monde, qui combinées, génèrent la grande majorité des revenus de cette industrie.
Sur les 20 dernières années, j’ai compilé trois types de dépenses:
1) Dépenses en R&D
2) Dépenses en capital (laboratoires, usines de fabrication, équipements, etc)
3) Acquisitions d’entreprises
En additionnant ces trois types d’investissements et en divisant par les revenus, on peu avoir un portrait complet du niveau d’investissement dans l’industrie. On constate d’ailleurs que ce ratio a graduellement augmenté ces 20 dernières années.
Cela est peu surprenant car les pharmaceutiques font face depuis plusieurs années à ce qu’elles appellent un « patent cliff », c’est-à-dire que de nombreux brevets sont arrivés à échéance, ce qui permet aux fabricants de génériques de s’emparer du marché. Pour remplacer les revenus perdus, les pharmas ont dû investir davantage dans le développement de nouveaux produits.
Mais comment ont-elles procédé? Tout d’abord, le constat le plus surprenant est que les dépenses en R&D ont significativement augmenté depui 20 ans, tant en dollars absolus qu’en termes relatif! Donc l’affirmation de base voulant qu’elles investissent de moins en moins est carrément fausse.
Deuxième constat: les investissements en capital sont restés plus ou moins stables en pourcentage des revenus. Comme les nouveaux médicaments viennent souvent remplacer d’anciens médicaments moins efficaces, on peut réutiliser les laboratoires et usines à d’autres fins, ce qui fait que les entreprises n’ont pas besoin d’investir autant relativement à leurs revenus, mais ces investissements ont tout de même augmenté en dollars absolus.
La troisième chose que l’on remarque est que les acquisitions d’entreprises ont augmenté. Il y a d’ailleurs eu 4 « pics » représentant des périodes où le marché était favorable et durant lesquelles plusieurs des 10 entreprises que j’ai observées ont fait des transactions.
Cette stratégie est tout à fait logique. En achetant une petite start up qui a déjà amené une molécule en phase 1 ou 2, le temps avant d’atteindre le marché est moindre, tout comme le niveau de risque. Le coût est potentiellement plus élevé, mais vaut le coût compte tenu des avantages.
De leur côté, les entrepreneurs.res qui vendent leur petite entreprise à une grande pharmaceutique paient d’abord une grosse facture d’impôt sur le gain en capital. Puis, certains d’entre eux vont démarrer une autre entreprise, alors que les firmes de capital de risque qui les ont financés du départ vont recycler ce capital dans une autre opportunité, ce qui redémarre le cycle de l’innovation.
Cette stratégie est favorable à un processus d’innovation plus efficace. En réduisant le temps entre l’investissement et la mise en marché, les grandes pharmaceutiques peuvent maintenir des valeurs boursières plus élevées, ce qui fait que leur coût en capital est plus faible, ce qui fait qu’elles peuvent investir davantage dans la croissance et donc favoriser l’innovation.
Est-ce vraiment de l’innovation?
Certains reprochent (avec raison) aux pharmaceutiques de se concentrer sur le développement de médicaments dits « me-too », c’est-à-dire qui font sensiblement la même chose qu’un médicament existant, mais qui permettent d’allonger la durée de leur brevet et préserver leurs revenus. On peut dire sans se tromper qu’il ne s’agit pas vraiment d’innovation, mais bien de recherche de rentes économiques non-souhaitables pour la société.
Il est vrai que malgré la hausse des dépenses en R&D, l’industrie produit de moins en moins de nouvelles entités moléculaires et de plus en plus de «nouvelles versions » du même médicament. Cependant, il s’agit là d’une conséquence indésirable du système de brevets administré par l’État, lequel aurait fortement besoin d’une réforme en profondeur.
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Des chercheurs ont récemment démontré que certains changements aux lois sur les brevets, comme par exemple le brevetage d’ « outils de recherche », ont nuit à l’innovation (Mazzoleni & Nelson 1998).
Et l’État dans tout cela?
Évidemment, ces petites start-ups qui développent de nouvelles molécules ont souvent reçu du financement de l’État. L’idée part souvent d’un chercheur universitaire qui reçoit des fonds gouvernementaux pour ses recherches et qui découvre une nouvelle molécule qui pourrait devenir un médicament prometteur.
Il démarre ensuite une start-up pour développer le médicament en question, laquelle est suceptible de recevoir des subventions étatiques. On peut donc dire qu’en achetant ces entreprises, les grandes pharmas capturent de l’argent des contribuables. Est-ce souhaitable?
Aux États-Unis, le National Institute of Health supporte plus de 325,000 chercheurs dans plus de 3,000 universités. Entre 1938 et 2013, cette agence a dépensé $884 milliards (en dollars constants) pour soutenir la recherche en soins de santé. Cela équivaut à $11.6 milliards par année soit 0.3% revenus des 10 grandes entreprises pharmaceutiques mentionnées plus haut. Peut-on vraiment dire que l’industrie vit au crochet de l’État? Cela serait nettement exagéré…
Les médicaments « orphelins »
L’auteure de « The Entrepreneurial State » affirme que le gouvernement américain a grandement aidé l’industrie grâce à son fameux Orphan Drug Act de 1983. Sans une telle « intervention », des entreprises comme Genzyme, Biogen, Amgen et Genentech ne seraient jamais apparues. Cette loi a permi d’amener environ 370 nouveaux médicaments sur le marché.
Cependant, cette loi ne fait qu’alléger le fardeau règlementaire pour ce qui est de l’approbation du médicament par la FDA, ce qui permet de réduire les coûts de développement. C’est ça qui attire les investissements dans ce type de R&D. En plus, ces nouveaux médicaments bénéficient d’une période d’exclusivité plus longue.
On peut donc dire que lorsque l’État se fait moins lourd sur les épaules de l’industrie, l’innovation émerge plus facilement… Il serait exagéré de prétendre que cette loi constitue un « soutien étatique » envers l’industrie.
L’exemple de Gilead
Sofosbuvir, commercialisé par Gilead sous le nom Sovaldi, a pratiquement permis d’éradiquer l’hépatite C, une maladie auparavant incurable. Cette molécule fut découverte par Michael Sofia en 2007. Gilead a acheté son entreprise, Pharmasset, pour US$11.2 milliards en 2011.
À l’époque, cette entreprise était cotée en bourse et le prix d’acquisition fut 89% au-dessus de la valeur au marché des actions, lesquelles avaient déjà triplé quelques mois auparavant! Sur Wall Street, le consensus était qu’il s’agissait d’une acquisition très risquée et que Gilead avait payé trop cher, ce qui n’était évidemment pas le cas.
La molécule avait atteint la phase 2, mais il restait encore plus de trois ans avant la commercialisation. Gilead a dû financer les essais cliniques de phase 3.
Cette entreprise avait été fondée par des chercheurs de l’Université Emory. Le fondateur, Raymond Schinazi, avait reçu des subventions de recherche de la part du National Institutes of Health (NIH). Un rapport de l’organisme Americans for Tax Fairness estime à $4.2 million l’aide gouvernementale versée à M. Schinazi et Pharmasset entre 2002 et 2011 (incluant des crédits d’impôts), laquelle ne peut cependant pas être entièrement attribuée à sofosbuvir, car M. Schinazi faisait alors des recherches sur le traitement du VIH, et non sur l’hépatite C. Ce n’est que beaucoup plus tard que M. Sophia a redirigé les efforts vers l’hépatite C vu que le marché des médicaments contre le VIH était déjà devenu saturé.
M. Schninazi a empoché plus de $400 million lors de la vente de son entreprise à Gilead. Pharmasset avait été financée par la firme de capital de risque Burrill & Co, qui empocha aussi une somme comparable, qui fut réinvestie dans d’autres start-ups de biotechnologie. Après la vente de Pharmasset, le Dr Sophia a démarré une autre start-up visant à s’attaquer à l’hépatite B.
Certains pensent que l’État n’aurait pas dû donner de subvention à M. Schinazi et Pharmasset, mais dans la mesure où cela est fait, cet argent aurait pu être échangé contre des parts du brevet plutôt que d’être simplement octroyé, ce qui aurait pu permettre aux contribuables d’obtenir une part des gains.
Néanmoins, on constate que le processus d’innovation capitaliste a assez bien fonctionné dans ce cas. Une start-up a été achetée par une grande pharmaceutique, qui a pu alors dépenser les sommes substantielles nécessaires à faire les essais cliniques de phase 3 et à amener le médicament sur le marché (possiblement plus de $100 millions en coûts, alors que Pharmasset n’avait levé que $45 millions lors de son premier appel public à l’épargne).
Une partie de ces gains sont revenus à l’État sous forme d’impôts sur les profits et gains en capital, et bien plus que les maigres $4.2 millions versés à M. Schinazi. Il s’agit donc d’un excellent placement pour l’État.
Ce que cet exemple démontre est que même s’il y avait eu une baisse de la R&D en pourcentage des revenus, les pharmaceutiques peuvent quand même financer la R&D en achetant des start-ups. Certains pensent même que cette approche est plus efficiente.
Conclusion
Les idées reçues ont souvent la vie dure sur ce blogue…j’espère que celle-ci disparaîtra éventuellement. Je ne comprends pas pourquoi tant de gens continuent à dire des faussetés alors que les données sont disponibles à tous, il ne suffit que de les regarder.
La réalité est que les entreprises pharmaceutiques dépensent de plus en plus en R&D et que les aides à la recherche fournies par le gouvernement américain sont, somme toute, peu importantes. Il est faux de prétendre que sans cette aide gouvernementale, il y aurait beaucoup moins d’innovation dans cette industrie.
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