“The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time”, Karl Polanyi, 1944.
Tel que promis dans mon billet concernant le documentaire anti-capitaliste diffusé sur Arte, j’ai fait la lecture de l’aride ouvrage de l’économiste gauchiste Karl Polanyi. En fait, j’aurais pu m’arrêter après la préface de Joseph Stiglitz et l’introduction de Fred Bock, qui résument très bien l’argumentation de Polanyi. Le livre est beaucoup trop long et, comme l’avoue Stiglitz, a plutôt mal vieilli. Ayant été publié vers la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le livre reflète les traumatismes de Polanyi suite à la Grande Dépression et la grande guerre qui l’a suivie; l’argumentation est donc construite sur un ton pessimiste.
Le libre-marché ne fonctionne pas
Dans les mots de Stiglitz, la thèse centrale de Polanyi est que les marchés auto-régulés ne fonctionnent jamais, si bien que les interventions gouvernementales deviennent toujours nécessaires pour éponger les dégâts qu’ils causent. En fait, Stiglitz est d’accord avec Polanyi lorsqu’il affirme que les libre-marchés sont un mythe, car ils n’ont jamais existé. Les marchés ne sont jamais tout à fait libres puisque des interventions gouvernementales ont toujours eu lieu pour les réguler.
Selon Polanyi, la preuve que le marché ne peut pas fonctionner par lui-même est que l’interventionnisme gouvernemental a toujours été requis par une grande proportion de la population de manière à atténuer les effets négatifs du marché par l’entremise de mesures protectionnistes, du contrôle des flux de capitaux, du salaire minimum, des aides sociales et de la règlementation. Par conséquent, le libre-marché n’a jamais vraiment existé.
« Laissez-faire was not a method to achieve a thing, it was a thing to be achieved. »
“Laissez-faire was planned; planning was not.”
Je trouve que cette argumentation est circulaire et boiteuse. Le libre-marché ne fonctionne pas parce qu’il n’a jamais existé? On peut comprendre que certains groupes ont tout fait pour préserver les avantages qu’ils avaient par le passé et ont milité pour préserver les interventions gouvernementales. On peut aussi comprendre que, pour absorber le choc de la libéralisation, les gouvernements ont conservé des mesures de protection sociale, desquelles plusieurs sont devenus dépendants. Néanmoins, il est fallacieux d’aller jusqu’à prétendre que le fait que le libre-marché n’ait jamais été pleinement adopté et ait toujours fait face à une forte résistance de certains membres de la société constitue une preuve de son disfonctionnement.
De plus, il est tout aussi fallacieux de prétendre que puisque le libre-marché n’a jamais émergé naturellement de la société, que cela constitue une preuve que c’est un système non-souhaitable. Cela est pourtant au cœur de l’argumentation de Polanyi. Pour Polanyi, l’humain n’a pas naturellement tendance à échanger et à tenter de faire du profit (et plusieurs historiens et anthropologues affirment qu’il se trompe).
Selon lui, les marchés ont commencé à exister vers la fin de l’âge de pierre, mais n’ont jamais occupé une place prépondérante dans la vie économique des premières civilisations; ils n’étaient alors que des accessoires. Selon Polanyi, ce qui préoccupe davantage l’être humain n’est pas tant son bien-être matériel, mais plutôt son statut social au sein de sa communauté (d’où le dilemme entre la création de richesse et les inégalités engendrées par le capitalisme, Polanyi est clairement dans le camp de ceux qui souhaiteraient une société moins riche, mais plus égalitaire).
En étudiant les premières tribus de chasseurs-cueilleurs et les premiers villages de fermiers et d’éleveurs sédentaires, Polanyi observe que la production de nourriture est généralement mise en commun, pour être ensuite redistribuée équitablement par le chef. Mais Polanyi reconnais que plus la communauté grossit, plus la corruption et l’injustice s’installent, c’est-à-dire que le roi et son aristocratie s’approprient la part du lion. Ceci dit, ce mode d’organisation économique a prévalu tant chez les Sumériens que chez les Égyptiens, les Grecs et les Romains, jusqu’au Moyen-Âge. Dans ces sociétés, le souverain obtient généralement sa légitimité des dieux, étant parfois lui-même considéré comme un demi-dieu. L’aristocratie, le clergé et les bureaucrates s’enrichissent donc sur le dos des masses en leur faisant croire que c’est la volonté divine. Une chose est sûre, ces systèmes n’ont jamais mené à une organisation saine et équitable de la société.
À partie du 16e siècle, les marchés sont devenus de plus en plus importants, sans toutefois occuper une place prépondérante dans les sociétés humaines. Le commerce était alors fortement régulé par un système mercantiliste nécessitant d’importantes interventions étatiques, incluant le protectionnisme et les « guildes ». C’est au 18e siècle, à l’aube de la Révolution Industrielle, que le libre-marché s’est réellement imposé au cœur de la société Anglaise.
Je pense que Polanyi fait fausse route en extrapolant l’organisation des premières sociétés humaines à une échelle beaucoup plus grande. En fait, même F.A. Hayek reconnaît que le socialisme fonctionne très bien à très petite échelle, ne serait-ce qu’au sein d’une famille, où le marché ne joue aucun rôle dans l’allocation des ressources, alors que ce sont plutôt les besoins de chacun qui comptent. Même chose dans un petit village ou une chefferie. Mais plus la taille du groupe s’agrandit, plus ce mode d’organisation collectiviste primitif devient inefficace. Les valeurs de chacun divergent et les relations économiques deviennent anonymes, ce qui rend impossible de baser la coopération sur la réciprocité. Il faut plutôt la baser sur le marché (voir ceci). Ainsi, le fait que le socialisme ait naturellement émergé au sein des premières civilisations humaines ne prouve en rien que ce système soit idéal pour les sociétés d’aujourd’hui!
Ceci dit, Polanyi ne propose pas d’abolir le marché en général, mais plutôt de le réguler et de l’exclure de certaines sphères de la société.
L’adaptation au changement
La rapidité du changement est un facteur déterminant des conséquences du libre-marché. Un transformation rapide vers une dérégulation du marché peut détruire des mécanismes de défenses, d’adaptation et les « filets de sécurité » avant que de nouveaux mécanismes puissent prendre le relais. Le résultat est que beaucoup de gens se retrouvent sans emploi et dans la pauvreté, comme par exemple lorsque la Russie est passée du communisme au capitalisme en 1990. Selon Polanyi, le rôle du gouvernement est de ralentir le rythme du changement pour permettre à la société de s’adapter.
Le commerce international et les nouvelles technologies créent de la nouvelle demande et de nouveaux emplois, mais certains autres emplois disparaissent. Il n’est pas certains que les travailleurs mis à pied arriveront à se trouver un nouvel emploi parmi ceux nouvellement créés. Comment feront-ils pour subvenir à leurs besoins dans ces circonstances? Selon Polanyi, le rôle du gouvernement n’est pas seulement d’aider ceux qui sont ainsi laissés pour contre, mais en plus d’intervenir sur les marchés pour atténuer ses impacts.
On peut partiellement donner raison à Polanyi sur ce point. Si General Motors déplace une usine de Détroit vers le Mexique, il est peu probable que les travailleurs mis-à-pied iront rapidement se trouver un emploi chez Apple à Cupertino. On pourrait croire qu’une aide gouvernementale peut aider la transition dans ces circonstances.
Cependant, Polanyi ne mentionne pas que les chocs les plus drastiques occasionnant les effets collatéraux les plus sévères résultent plus souvent qu’autrement de l’abolition d’une politique gouvernementale qui maintenait une situation foncièrement distordue. Autrement dit, les transitions les plus violentes ne sont pas inhérentes au capitalisme, mais plutôt à la normalisation des distorsions induites par l’interventionnisme étatique.
Par exemple, si les gouvernements du Canada et du Québec cessaient de subventionner Bombardier Aéronautique, l’entreprise ne serait plus concurrentielle et disparaîtrait, ce qui créerait d’énormes pertes d’emplois spécialisés en aéronautique au Québec. Il serait très difficile pour un grand nombre de ces travailleurs de se retrouver un emploi et cela causerait certainement un choc économique au Québec. Cependant, la situation actuelle résulte de l’intervention de l’état dans ce secteur, pas du libre-marché! (voir ceci)
La trinité travail/terre/monnaie
L’un des arguments les plus importants de Polanyi est que le travail, la terre et la monnaie ne sont pas des « commodités » et, par conséquent, ne devrait pas être transigés sur des marchés. Pourtant, il constate qu’ils le sont et cela est, selon lui, une condition sin qua non à l’existence du libre-marché, car sans marché du travail, sans possibilité d’acquérir des terres et sans système monétaire de marché, l’économie capitaliste ne pourrait pas fonctionner. Selon lui, le rôle de l’interventionnisme gouvernemental consiste à minimiser les impacts du marché sur les travailleurs et sur l’environnement.
En Angleterre, au cœur de la révolution industrielle (de 1795 à 1834), l’apparition du marché du travail fut empêchée par la loi Speenhamland. Dans ce système, les pauvres recevaient un supplément de revenu qui variait selon 1) leur revenu, 2) leur nombre d’enfants et 3) le prix du pain. Ce système a induit deux problèmes majeurs. Premièrement, il fournissait un incitatif à moins travailler et à faire plus d’enfants, et deuxièmement, il permettait aux entrepreneurs (industries et fermes) de réduire les salaires aux frais de la paroisse, puisque la baisse de revenu du travailleur serait compensée par le système. Devant les effets pervers de ce système, il fut remplacé par les Poor Laws de 1934, en vertu desquelles l’assistance aux pauvres ne serait distribuée qu’à travers les « maisons de travail ».
Pour Polanyi, ces systèmes institutionnalisent la pauvreté et favorisent la déchéance humaine, permettant toutefois au marché d’exister puisque sans ces systèmes, les pauvres seraient condamnés à mourir de faim. Soit dit en passant, on constate que le principe de « revenu minimum garanti » a été expérimenté dans le passé sous la forme de la loi Speenhamland et que cela n’a pas très bien fonctionné. Polanyi fait aussi référence au mouvement des enclosures, qui en expulsant les paysans des terres communes, les a forcé à servir de main d’œuvre abordable dans les usines.
Les enclosures ont été un moyen plutôt injuste de régler une situation insoutenable. Avant celles-ci, la productivité agricole en Angleterre était pitoyable, ce qui occasionnait souvent des famines. En consolidant les terres et en éliminant les terres communes, l’État a permis aux fermiers de mettre en place des processus et des technologies qui ont eu comme impact de faire augmenter en flèche la productivité agricole, réduisant énormément les risques de famine (on constate aujourd’hui la même dynamique si on compare la productivité agricole de l’Afrique à celle de l’Occident, différence largement attribuable à la protection des droits de propriété privés). Ce fut le début de la propriété privée des terres et cela a grandement bénéficiés aux aristocrates, qui ont pu les utiliser pour le lucratif commerce de la laine et les louer à des industriels pour y implanter leurs usines.
Cependant, les enclosures furent injustes puisque les paysans qui exploitaient les terres communes aurait dû être mieux compensés. On peut en effet questionner la validité des droits de propriété des seigneurs anglais sous la perspective du principe de homesteading. Mon opinion est que ces paysans auraient eu droit à une part des terres consolidées par les enclosures, réduisant de facto la richesse des seigneurs. Mais nous n’allons pas réécrire l’histoire en ces lignes, la réalité est que la monarchie a agi dans son intérêt au détriment des paysans, chose que je déplore puisque l’esprit du capitalisme n’a pas été respecté.
Selon Polanyi, l’autre conséquence du marché du travail est que le niveau de l’emploi et des salaires peut changer brusquement, au gré de l’économie, accablant les travailleurs d’une incertitude inhumaine. Devant cette incertitude, les travailleurs s’organisent en syndicats pour obtenir de meilleurs conditions de travail. Polanyi est tout à fait conscient que cela mène à du chômage puisque dans ses mots :
« the policy of both the government and of the trade unions aims at maintaining a level of wages which is out of harmony with the existing productivity of labour ».
Donc Polanyi acquiesce qu’en augmentant les salaires plus vite que la productivité, on fait augmenter le chômage et c’est là une conséquence « fâcheuse » de l’existence d’un marché du travail. Cependant, Polanyi néglige d’indiquer le fait que si les salaires augmentent trop vite, les prix augmenteront aussi, ce qui fera diminuer le pouvoir d’achat. Alors à quoi bon forcer les salaires à la hausse outre mesure?
En ce qui concerne la monnaie, Polanyi consacre beaucoup de pages à traiter de l’étalon-or et de ses conséquences. Selon lui, l’étalon-or est essentiel au capitalisme, car il l’associe à la libre-circulation des capitaux entre les pays. Polanyi blâme ce système pour son instabilité et son manque de flexibilité, puisque si un pays engrange un déficit commercial, l’or se mettra à sortir du pays, ce qui causera de la déflation. Dans cette situation les salaires doivent baisser, sinon c’est la récession. Ceci dit, lorsque les salaires baissent en même temps que les prix, le pouvoir d’achat demeure stable, et Polanyi néglige d’expliquer en quoi cela est un problème. Les néo-keynésiens l’attribuent à l’inflexibilité à la baisse des salaires, phénomène qui causa beaucoup de tort notamment durant la grande dépression, mais qui fut amplifié par l’intervention gouvernementale interdisant les baisses de salaires et obligeant même des hausses.
Pour Polanyi, l’apparition des banques centrales a eu pour but de protéger le système monétaire de son auto-destruction. Cette affirmation est saugrenue, l’abandon de l’étalon-or a plutôt permis aux gouvernements de créer de la monnaie ex nihilo pour financer des déficits, et ils ont d’ailleurs commencé à le faire bien avant l’abandon officiel de l’étalon-or. C’est l’irresponsabilité des gouvernements qui a causé la faille de l’étalon-or, pas le capitalisme. Quant aux banques centrales, elles ne font que permettre aux banques de perpétuer un système à réserves fractionnaires, et donc faire plus de profits. Un système à réserves fractionnaires sans banque centrale est, en effet, voué à l’auto-destruction, mais n’est certainement pas un système capitaliste.
Conclusion
Pour Polanyi, la fin de la « société de marché » ne signifie pas la disparition complète du marché, mais les marchés ne seraient plus « auto-régulés » et n’auraient plus d’influence sur la trifecta travail, terre, monnaie. Selon lui, chaque citoyen devrait avoir un droit inaliénable à un travail lui permettant de gagner sa vie décemment. Par contre, Polanyi néglige de nous expliquer comment un tel droit pourrait être exercé.
En somme, suite à ma lecture de La Grande Transformation, je comprends bien pourquoi Karl Polanyi est devenu une source d’inspiration pour la gauche et, par conséquent, une sorte d’alter-égo autrichien de F.A. Hayek. Cependant, je ne suis pas d’avis que la perspective de Polanyi apporte quoi que ce soit pour renforcer le message de la gauche. C’est d’ailleurs sans doute pourquoi nous en entendons si peu parler de nos jours, au profit des Stiglitz, Krugman et Piketty.
Selon Stiglitz, la « doctrine du libéralisme de marché », que l’on nomme généralement le néolibéralisme ou le « Consensus de Washington », en est venu à dominer la politique économique mondiale. Cela est effectivement malheureux, mais comme je l’expliquais ici, ces institutions ne sont certainement pas capitalistes.
A ranger soigneusement dans l’Enfer de la Bibliothèque Nationale . . .
Excellent article. Vous auriez pas des livres, des articles,…démontant les théories de Karl Polanyi à me conseiller ? Car si Polanyi est tombé dans l’oubli des gauchistes, il est aussi tombé dans l’oubli des libéraux. Alors, autant, il y a de nombres articles, livres démontant Keynes, Marx,…mais sur Polanyi il n’y a pas grand chose. J’ai déjà cherché mais je n’ai pas trouvé grand chose si ce n’est cet excellent article de Rothbard à propos de Polanyi : https://mises.org/library/down-primitivism-thorough-critique-polanyi
Il y a aussi le livre « Vingt et un siècles d’économie » de Philippe Simonnot qui détruit les thèses de Polanyi.
Mon problème s’est que je pense que réfuter les idées de Polanyi mériterait un traité mais pour l’instant, j’en ai pas trouvé.
« Ceci dit, lorsque les salaires baissent en même temps que les prix, le pouvoir d’achat demeure stable, et Polanyi néglige d’expliquer en quoi cela est un problème. Les néo-keynésiens l’attribuent à l’inflexibilité à la baisse des salaires… »
Beaucoup d’entreprises ont résolu une partie du problème en sous-traitant ou externalisant des services (utilities)… mais en reportant le problème sur d’autres pour lesquels la solution est de faire aussi appel à des entrepreneurs plutôt qu’à des salariés. Ttant que le contrat de travail conservera ce coté immuable on se dirigera vers un changement de statut du travailleur : entrepreneur indépendant au lieu de salarié : le marché a toujours une solution.