Durant l’été, j’ai fait la lecture de deux excellents livres portant sur l’industrie musicale: « The Song Machine » et « Rockonomics ». Voici ce que j’en ai retenu.
La machine à hits
L’avènement de la musique pop depuis plusieurs décennies a été possible grâce à l’établissement d’entreprises dont l’objectif est de produire de grandes quantités de chansons à succès.
La première « hit factory » fut T.B » Harms de la Tin Pan Alley à New York dans les années 1920s, menée par Max Dreyfus. Puis, il y eut les producteurs du Brill Building de Broadway, qui composèrent la majorité des hits du milieu des années 1950s jusqu’au début des années 1960s, incluant Jerry Leiber et Mike Stoller (qui créèrent notamment plusieurs hits pour Elvis Priesley) et Aldon Music de Don Kirshner.
Un dénommé Phil Spector a appris le travail de producteur au Brill Building, puis a déménagé à Los Angeles pour fonder sa maison de production Philles. Puis il y eut évidemment l’époque Motown, à Détroit, qui employait une panoplie de compositeurs et dont le siège social était surnommé « Hitsville, USA » et était menée par Berry Gordy. Ce dernier avait travaillé sur une ligne de production manufacturière et voulait fonder une maison de disques organisée de la même manière qu’une usine.
Dans les années 1970s il y eut Philadelphia International Records de Kenny Gamble et Leon Huff, qui oeuvrait dans le R&B à saveur de musique populaire. À Londres il y avait Stock Aitken Waterman dans les années 1980s, qui lança notamment Kylie Minogue.
Au début, dans ces usines à succès, les artistes peu connus obéissent aux ordres des producteurs et ne font qu’interpréter les hits comme on le leur demande. Par contre, lorsqu’ils gagnent en notoriété, ceux-ci veulent avoir plus de contrôle sur leur musique et créer leur propre matériel, souvent avec des résultats désastreux.
Pour que la carrière d’un artiste pop se perpétue, il lui faut ce que Clive Davis qualifie de « continuité de hits ». Il faut sans cesse de nouvelles chansons à succès pour garder l’intérêt du public, et les usines à hits ont mis en place des processus permettant d’y arriver.
La filière suédoise
Curieusement, la plus grande machine à hits de l’histoire a vu le jour en Suède. Depuis environ 30 ans, la majorité des hits que vous entendez sur les radio « Top 40 » proviennent d’un petit groupe d’individus, qui ont d’une façon ou d’une autre émergé du studio Cheiron fondé par Denniz Pop en Suède.
Avant Denniz Pop, les hits musicaux des États-Unis et du Royaume-Uni provenaient exclusivement de producteurs et compositeurs de ces deux pays. Les Suédois ont bouleversé l’industrie musicale à partir des années 1990s.
La vision de Denniz était que la composition de musique était un effort collaboratif, chaque membre de l’équipe apporte son expertise et sa spécialité (beats, mélodies, etc). La chanson « That’s What I Like » de Bruno Mars, nommée chansons de l’année aux 60ièmes prix Grammy, inclue 8 compositeurs!
La première percée internationale de Cheiron fut avec le groupe suédois Ace of Base. Le succès remporté par « The Sign », un hit qui a jetté les bases de la pop de Max Martin (le partenaire principal de Denniz Pop), les a fait connaître. Leur studio de Stockholm est alors devenu un lieu de pélerinage pour les artistes en quête de hits.
C’est grâce aux hits de Cheiron que les Backstreet Boys, Britney Spears et ’N Sync se sont fait connaître et ont eu tant de succès par la suite. Tous ont dû quérir leurs chansons à succès à Stockholm. Lorsque Kelly Clarkson a remporté la première édition de American Idol, c’est vers Max Martin et son nouveau collaborateur, Dr Luke (Lukasz Gottwald), que son gérant s’est tourné et ils ont livré la marchandise avec le hit « SinceU been gone ».
American Idol allait aussi lancer la carrière de Carrie Underwood, qui bénéficia elle aussi des hits de Cheiron, dont son premier numéro un, « Inside your heaven », composée par Andreas Carlsson, un Suédois anciennement de Cheiron.
Suite au décès de Denniz Pop, Cheiron a fermé ses portes en 2000 et ses membres se sont expatriés en Californie, où une communauté suédoise de compositeurs/producteurs s’est formée. Puis, Max Martin et Dr Luke se sont tournées vers une jeune femme du nom de Kathy Perry, créant ses deux premiers succès « I kissed a girl » et « Hot n cold ».
Ils vont ensuite collaborer avec bien d’autres artistes du top 40 comme Miley Cyrus (Wrecking ball), Pink (Raise your glass), Taylor Swift (presque tous ses hits), Celine Dion (That’s the way it is), Usher (Dj got us fallin’ in love), Justin Timberlake (Can’t stop the feeling), Maroon 5 (One more night), The Weeknd (Can’t feel my face) et bien d’autres, d’Avril Lavigne à Adèle en passant par Ariana Grande.
Max Martin a créé 65 hits du top 10, dont 22 numéros 1! Seuls Paul McCartney et John Lennon le surpassent à ce niveau, avec 32 et 26 numéros 1. Au final, les producteurs suédois ont créé le quart des hits du Billboard Hot 100 au cours des 20 dernières années.
L’approche « track and hook »
L’approche nommée « track-and-hook » est devenue le standard dans la création de hits. Cette approche consiste à ce qu’un spécialiste produise un beat, un autre élabore une ligne de basse et une progression d’accords, un producteur élabore l’instrumentation et un « top-liner » crée la mélodie en tenant de trouver des « hooks » qui accrochent les auditeurs rapidement et les poussent à écouter la chanson encore et encore.
Certaines pistes sont envoyées à plusieurs différents « top-liners » (parfois jusqu’à 50), pour voir lequel d’entre eux trouvera les meilleurs hooks et la mélodie la plus attrayante. Une spécialiste en la matière est une chanteuse nommée Ester Dean, qui a créé les mélodies de la plupart des succès de Rihanna.
Avec le duo de producteurs Norvégiens Stargate, le style de musique nordique a réussi à percer dans la musique urbaine/R&B, avec des titres tels que « Rude boy », « Firework », « Only girl in the world » et « S&M » de Rihanna, émanant toutes de Ester Dean.
Robyn Rihanna Fenti a été découverte en Barbade, une destination de vacances favorite des producteurs Sturken & Rogers. À ses débuts, Rihanna n’arrivait pas à obtenir une chanson qui allait la mettre au monde et définir son style. Cette chanson allait être « Umbrella », qui fut composée par l’équipe de RedZone Entertainment. Ils ont d’abord offert la chanson à Britney Spears pour son album Blackout, mais elle fut rejetée.
Rihanna a par la suite bénéficié d’une continuité de hits, grâce aux « camps d’écriture » organisés par sa maison de disque, où un bon nombre de producteurs et compositeurs se réunissent durant plusieurs jours pour tenter de créer des hits.
La radio top 40 demeure le meilleur moyen de créer un hit. Les maisons de disques mettent de la pression sur les stations de radio pour que celles-ci diffusent davantage leurs chansons, jusqu’à ce que les auditeurs finissent par les aimer. Cette opération de séduction peut coûter jusqu’à un million de dollars, mais en vaut la peine car l’humain aime la musique qui lui semble familière.
Le processus décrit ci-haut, perfectionné par Cheiron, a transformé l’art de composer des chansons en un processus manufacturier dans lequel chacun a sa spécialité et l’interprète n’a qu’à se concentrer à bien chanter, bien danser, bien s’habiller et attirer les abonnés sur les réseaux sociaux. Les vrais artistes créateurs sont les équipes de production qui créent leurs hits. Max Martin est en quelque sorte le Henry Ford de la musique!
Cette méthode fait du producteur le maître incontesté du processus de création musicale. Ce dernier obtient aussi une grande part des revenus. Grâce à la technologie, notamment l’utilisation de compression digitale, les créateurs de hits arrivent à créer des sons qui sont plus engageants et plus puissants que ce qui pourrait être fait par des musiciens des plus talentueux. Ces technologies ont transformé le rôle du producteur, qui auparavant consistait à recruter les bons musiciens et les enregistrer correctement en studio, alors que dorénavant, les producteurs créent la musique de toute pièce.
L’un des problèmes avec cette approche est que certaines chansons en viennent à se ressembler car elles viennent en partie des mêmes équipes de création. Par exemple, en 2009, la ressemblance entre « Halo » de Beyoncé et « Already gone » de Kelly Clarkson, provenant toutes deux du producteur Ryan Tedder, est frappante. Il s’agit essentiellement de la même piste, mais les deux chanteuses ont créé une mélodie différente.
Moins de CD, plus de spectacles
L’avénement du disque compact (CD) a permi à l’industrie d’augmenter sa rentabilité, augmentant le prix d’un album de $9 pour le vinyle/ cassette à $16 pour le CD, même si les coûts de production du CD allait devenir plus bas que ceux d’un vinyle.
Ce modèle rentable allait d’abord être chamboulé par l’avènement de Napster et des plateformes de partage, qui permettaient aux gens d’accéder à la musique gratuitement en format mp3. Puis, Apple a réussi à convaincre l’industrie de légitimer le mp3 et de vendre en ligne sur son magasin iTunes. Finalement, ce sont les plateformes de « streaming » comme Spotify (une entreprise fondée en Suède) qui en sont venues à dominer la distribution de musique enregistrée.
Il y eu tune baisse de 12% des revenus de l’industrie musicale entre 2000 et 2002 (l’ère Napster), suivie d’une baisse de 46% entre 2002 et 2010 (l’ère iTunes).
Selon une étude réalisée par l’économiste Joel Waldfogel, l’affaiblissement des droits de propriété intellectuelle engendré par l’ère Napster au début des années 2000s n’a pas résulté en une baisse de la quantité et de la qualité de musique sur le marché.
Ceci dit, suite à ces chamboulements, l’industrie a dû accorder davantage d’importance aux spectacles pour compenser la baisse de revenus des enregistrements. Les prix des billets de concert ont augmenté plus rapidement que l’inflation des soins de santé depuis la fin des années 1990s. Le prix du billet moyen a augmenté de 400% entre 1981 et 2018, comparativement à 160% pour l’indice des prix à la consommation général. La raison principale est que les artistes veulent compenser la baisse de revenus provenant des ventes de musique enregistrée. De nos jours, la majorité des artistes génèrent beaucoup plus de revenus des spectacles que des droits d’auteurs sur les ventes de musique enregistrée.
Winner takes all
La musique est une industrie de plus en plus « winner-takes-all ». La part des revenus de concerts des artistes qui sont dans le premiers percentile de revenu est passée de 26% en 1982 à 60% en 2018. Le top 5% amasse 85% de tous les revenus de spectacles.
La chance joue un très grand rôle dans l’industrie musicale. Les différences de talent musical entre les superstars et les artistes moyens sont très minces. La popularité d’une chanteuse est imprévisible et peut parfois n’être attribuée qu’à un processus de transmission social plus ou moins aléatoire, voire chaotique. Ce processus a d’ailleurs été documenté par des études scientifiques.
Article connexe: Le rôle de la chance dans le succès.
Des 2,591 artistes qui ont enregistré un hit du top 100 depuis 1960, seulement 40% ont réussi à en avoir un second. Pour le top 10, seulement 22% des 490 artistes ont réussi à en avoir un deuxième.
Néanmoins, l’artiste la mieux rémunérée en 1801, Billington, a fait entre $1 et 1.5 millions en dollars américains ajustés pour l’inflation, ce qui est moins de 2% des $105 millions gagnés par Beyoncé en 2017. Une bonne partie de cette hausse de rémunération peut être attribuée à la mondialisation de la musique et à l’amélioration des technologies permettant de la vendre.
Du côté des maisons de disques, pour 10 albums lancés, seulement un ou deux sera rentable en moyenne. Ces albums doivent couvrir les pertes des 8 ou 9 autres avant que l’entreprise puisse faire le moindre profit.
L’une des caractéristiques importantes de l’industrie musicale est qu’il y a toujours une très grande offre. Beaucoup de gens ont du talent musical et aimerait faire carrière dans cette industrie, attiré par le mode de vie et la célébrité que ce métier procure. Avant de devenir populaire, les musiciens.ennes et chanteurs.euses ont très peu de pouvoir économique et sont très vulnérables financièrement car il y a trop de concurrence au bas de l’échelle.
Il y a donc beaucoup d’appelés et très peu d’élus…
Le streaming
Chaque fois qu’une nouvelle technologie apparaît, l’industrie musicale tente de l’arrêter. Il y a un siècle, ils ont poursuivi les fabricants de pianos mécaniques, croyant que les gens arrêteraient d’acheter des partitions. Dans les années 1920s, ils ont poursuivi les stations de radio pour violation de droits d’auteur. Ils ont poursuivi les fabricants de cassettes car celles-ci pouvait être facilement copiées. Ils ont initialement boudé le CD lorsqu’il fut présenté par Philips à Miami en 1983.
De nos jours, avec le « streaming » et la vente de chansons à la pièce par iTune, il est devenu encore plus important pour l’industrie musicale de générer des « méga-hits » accrocheurs. Les gens n’écoutent souvent que les premières 30 secondes d’une chanson, il faut donc rapidement les accrocher, sinon ils passent à la suivante. Cette nouvelle structure de l’industrie avantage donc encore plus les « hit factories ».
Certain critiques du modèle « streaming » mettent l’emphase sur le revenu de l’artiste pour chaque diffusion d’une chanson, lequel est souvent très bas (comme ici). Pour Alan Kruger, auteur de Rockonomics, ce chiffre ne veut rien dire. Ce qui importe est 1), le nombre d’abonné à la plateforme, 2) le prix payé par chaque abonné et 3) la proportion des revenus ainsi générés qui va aux artistes.
Imaginez deux plateforme de streaming A et B. Les deux chargent $9.99 par mois et ont 1 million d’abonnés et paie 70% de ses revenus aux artistes. Le nombre de « streams » de chaque plateforme n’a aucune importance pour l’artiste, mais supposons que la plateforme A génére deux fois plus de streams par abonné (en faisant un meilleur travail de recommandations et de listes), le revenu par stream sera deux fois moins élevé. Cependant, ce revenu par stream moins élevé n’a aucun impact sur les revenus des artistes et ne fait que démontrer que cette plateforme fait un meilleur travail.
Il est encore possible de pirater la musique, mais il est devenu clair que les consommateurs sont prêts à payer pour la convivialité, la fiabilité, la qualité et les services offerts par les plateformes de streaming telles que les recommendations et les playlists). Sur Spotify, en 2018, 31% du temps d’écoute impiquait une « playlist ». Ces listes sont générées par des algorythme d’intelligence artificielle qui ont clairement une valeur ajoutée pour les consommateurs.
Conclusion
Ce que j’ai trouvé le plus intéressant dans « The Song Machine » est de lire l’histoire d’artistes tels que les Backstreet Boys, Britney Spears, Rihanna et Katy Perry, qui sont tous passés à un cheveux de ne jamais connaître le moindre succès, mais qui grâce à la chance et quelques revirements de situation, ont réussi à émerger de l’ombre. De nombreux producteurs expérimentés sont carrément passés à côté d’eux et ont plutôt misé sur des artistes qui sont allés nulle part.
Je soupçonnais l’existence de hit factories, mais je ne pensais pas que ce phénomène était si dominant et je n’avais jamais entendu parler de Max Martin, un personnage fascinant.
Dans Rockonomics, on réalise que l’industrie musicale est comme un archétype de l’économie en générale: elle est devenue de plus en plus mondialisée et « winner-takes-all ». C’est un bon exemple du processus par lequel les inégalités ont augmenté.
En passant, je suis moi-même un passionné de musique. Je joue plusieurs instruments et ai un studio d’enregistrement à la maison, ainsi qu’une collection de guitares. Ces livres me rendent par contre bien content de ne pas avoir poursuivi une carrière musicale!
« The Song Machine: inside the hit factory », par John Seabrook, 352 pages.
« Rockonomics: A Backstage Tour of What the Music Industry Can Teach Us about Economics and Life. », par Alan B. Krueger, 336 pages.
Le terme « industrie » est abusif en ce qui concerne les galimatias promus !
Article intéressant qui confirme et détaille le mode de création que l’on soupçonne de toutes ces bouses commerciales qui tournent en boucle sur les radios pour demeurés.
Par contre, on a décidément pas la même définition du mot « artiste » 😄