Les frais d’interchange sur les cartes de crédit : faille du marché?
Au début du mois de septembre, le ministre des finances Joe Oliver a fait une déclaration qui peut sembler un peu étrange (ici) : il demande à Visa et MasterCard de réduire « volontairement » les frais d’interchange de 10%. Pourquoi?
Quand vous payez un achat par carte de crédit (A), auprès d’un marchand (B), le terminal envoie la transaction à la banque du marchand (C). Les informations concernant cette transaction sont ensuite transmises à la compagnie de carte de crédit (Visa/MasterCard) qui s’occupe d’obtenir l’autorisation de transaction auprès de la banque émettrice de votre carte (D). Au final, le marchand recevra la somme, moins un petit montant que l’on nomme « frais d’interchange ».
Les frais d’interchange sont versés par les commerçants aux banques et varient entre 1% et 2.65% au Canada et dépassent les $5 milliards au total en revenus pour les banques par année. Le problème avec ces frais est que, bien qu’ils soient perçus par les banques, leur niveau est déterminé arbitrairement par Visa/MasterCard!
Au cours des dernières années, de nouvelles cartes de crédit ont fait leur apparition, offrant des récompenses très élevées, comme par exemple la Visa Infinite Avion. Pour financer ces niveaux de récompense, le niveau de frais d’interchange pour ces cartes a été augmenté de manière significative. Visa et MasterCard sont passé d’une grille de 2 ou 3 différents niveaux de frais à une nouvelle grille de 19 à 21 frais.
De leur côté, les commerçants ont possiblement absorbé ces dépenses plus élevées au début, mais il ne fait aucun doute que ces frais ont graduellement fait augmenter les prix des biens et services que nous consommons. Ce sont donc les consommateurs qui paient au final.
En général, les gens qui se qualifient pour les cartes or, élite, platine, ou infinite sont des gens à revenus plus élevés. Ces gens obtiennent en échange des niveaux de récompenses plus élevés, alors que c’est la population en général qui paient des prix plus élevés pour les biens et services. Comme les pauvres n’ont souvent pas accès à une carte de crédit, il s’agit donc d’une forme de redistribution des pauvres vers les riches.
Du côté du consommateur, il est rationnel de payer par carte de crédit plutôt que par débit ou comptant, puisqu’on obtient les récompenses. Les gens ont aussi un incitatif rationnel à tenter d’obtenir la carte de crédit offrant les niveaux de récompense les plus élevés, même s’il y a des frais annuels. On se retrouve donc avec un produit/service dont la demande et le prix sont positivement corrélés : c’est-à-dire que plus les frais d’interchange sont élevés, plus les récompenses seront élevées et plus les clients voudront utiliser ces cartes!
De plus, l’ampleur du service rendu n’a rien à voir avec le niveau d’interchange. Que les frais d’interchange soit de 1% pour votre carte normale ou de 2% pour votre carte platine, le service rendu par la banque au commerçant est le même. On pourrait même dire que le service est moindre pour les cartes à interchange élevé, puisque ces clients sont moins risqués.
Manque de concurrence?
En 2010, le Bureau de la Concurrence du Canada a lancé une poursuite contre Visa/MasterCard, alléguant que leurs pratiques commerciales avaient comme impact de supprimer la concurrence des autres moyens de paiement moins dispendieux. Le tribunal a rejeté la cause, déclarant qu’il s’agissait plutôt d’un problème de règlementation, et non de concurrence. Le tribunal a cependant reconnu que la règlementation actuelle était inefficace et menait à de l’inflation dans les frais de transaction (nous y reviendons).
À première vue, on pourrait croire qu’il y a là une faille du marché, peut-être à cause de l’impossibilité pour un nouveau joueur d’entrer sur le marché et de concurrencer avec des frais d’interchange moins élevés. Les coûts nécessaires à mettre en place un nouveau concurrent à Visa/Mastercard sont très élevés et pour y arriver, il faudrait que ce nouveau joueur convainque une banque de promouvoir et de vendre sa carte de crédit même si celle-ci générerait des revenus moins élevés pour la banque. De plus, les gens devraient abandonner leur carte « élite » pour adopter une carte qui offre moins de récompenses. Les marchands devraient décider de refuser les cartes Visa et MasterCard, et de n’accepter que les cartes de ce nouveau joueur, dont les frais sont moins élevés.
Bref, il est plus qu’improbable qu’une telle chose se produise.
L’autre problème est que les gens aiment les récompenses. Il semblerait même que les gens préfèrent obtenir 1% en récompenses plutôt que de payer leurs achats 1% moins cher! Donc, toute tentative de réduire les frais (et par le fait même les récompenses) sera très impopulaire, et les banques jouent cette carte de manière astucieuse contre le gouvernement.
Le gouvernement de son côté est réticent à se lancer dans une bataille règlementaire contre les banques. Et il ne souhaite pas être démonisé par la population friante de Air-Miles et de points Aéroplan. Il subit par contre beaucoup de pression de la part des détaillants, surtout ceux qui ne sont pas en mesure de repasser les frais plus élevés à travers leurs prix. Dans plusieurs pays, les frais d’interchange ont été réduit et plafonnés par le gouvernement, mais pas au Canada ni aux États-Unis. De plus, les transactions par débit dans le réseau règlementé Interac ont vu leurs frais d’interchange plafonnés au Canada.
Ceci dit, il y aurait une chose bien simple que le gouvernement pourrait faire pour régler ce problème : dérèglementer! Il existe deux règles qui nuisent énormément à la concurrence dans ce domaine. La règle « honour-all-cards » fait en sorte que si un détaillant accepte les carte Visa, il doit toutes les accepter sans exception, même si les frais d’interchange seraient de 10%. Il y a aussi la règle « no surcharge », qui fait en sorte que le détaillant ne peut exiger un frais supplémentaire au client qui paie avec une carte « élite » dont les frais d’interchange sont plus élevés.
Si ces deux règles étaient éliminées, les détaillants auraient la flexibilité voulue pour gérer les cartes dont les frais d’interchange sont plus élevés. Vous voulez-payer avec votre TD Aerogold, CIBC Aventura ou votre BMO World Elite? Pas de problème, mais votre facture sera majorée de 1.5% par le détaillant. Les gens se mettraient alors à reconsidérer leurs moyens de paiement. Les cartes à niveau de récompense élevé seraient délaissées, les frais d’interchange assumés par les détaillants diminueraient et les prix à la consommation finiraient par baisser. La carte débit regagnerait probablement en popularité aussi.
Aux États-Unis, le gouvernement a fini par abandonner la « no surchage rule » au niveau fédéral, depuis janvier 2013. Un commerçant peut décider d’exiger un frais pour certains types de cartes. Mais 10 états l’interdisent toujours, dont les plus gros (New York, Californie, Floride, Texas). Nous verrons l’impact que cela aura sur le marché…mais ça risque d’être limité.
L’autre élément que je mentionnerais à ceux qui pensent que la règlementation est nécessaire parce qu’il s’agit d’un duopole est qu’il existe en fait beaucoup plus de concurrents qu’on ne le croit dans le domaine du paiement, en plus de la carte débit et de l’argent comptant. Aux États-Unis, on compte MasterCard, Visa, American Express, Discover, Electron, Interlink, PULSE, Star, NYCE, Tempo, PayPal, Google Checkout et bientôt Apple. Il n’y a donc pas lieu de justifier l’intervention gouvernementale dans le domaine, sinon de souhaiter la désintervention…
Est-ce des règles ou des lois ? J’ai pas fait de recherches approfondies, mais il me semble que partout on parle de « règles ». Et si le Bureau de la Concurrence se mêle de ces règles, il me semble que c’est surement parce que c’est Mastercard et Visa qui les mettent en place plutôt que le gouvernement ? Donc serait-ce de la dérèglementation ou une réglementation interdisant une règle qui serait nécessaire… ?
Et pensez-vous faire un article sur le Japon bientôt ? Ça fait 1 an et demi que vous en avez parlé et il me semble qu’il s’est passé beaucoup depuis. Je viens de tomber sur cet article d’ailleurs : http://finance.yahoo.com/news/risks-abenomics-growing-whether-japan-004944245.html . Vous sembliez dire que c’était l’expérience rêvée des keynésiens et il me semble que le plan ne marche pas comme les Krugman de ce monde pensaient ?
Pas bientôt, peut-être plus tard cette année, une fois que l’impact des nouvelles taxes de vente aura été pleinement absorbé et quand on verra enfin l’apparition de réformes structurelles.
Pour le moment, mon scénario de base est en train d’être confirmé…
Je pense que ce sont des règles, qui ont néanmoins force de loi en vertu des contrats Visa/MC avec les commerçants.
C’est le genre de contrat qu’on pourrait considérer comme non-viable, comme celui voulant qu’en achetant un CD de musique, vous vous engagez à ne pas le copier et vendre ces copies, alors que ce CD est votre propriété et vous pouvez donc en faire ce que vous voulez sans nuire à quiconque.
Donc vous demandez que le gouvernement passe une loi pour interdire cette règle? Et super pour l’article du Japon. C’est bien ce que je pensais qui allait arriver aussi, mais j’ai bien hâte de vous relire sur le compte rendu.
@etagrats
Non, je demande plutôt au gouvernement de ne pas honorer ces règles en cour et donc de permettre aux commerçants de les enfreindre.