Après toute la création de monnaie orchestrée par les banques centrales ces dernières années, comment se fait-il qu’il n’y ait pas d’inflation? C’est le genre de question que lancent, en boutade, les économistes keynésiens à leurs rivaux autrichiens et monétaristes, sans se rendre compte que cela démontre leur ignorance.
Les prix à la consommation:
Le mois dernier, l’inflation américaine des prix à la consommation (IPC) s’est hissée au-dessus des 2% pour atteindre un sommet récent de 2.1%. Cependant, c’est loin d’être une tendance inquiétante puisque cette hausse est attribuable à un pic temporaire des prix des aliments causé notamnent par les sécheresses en Californie (voir graphique 2). Je noterais aussi un retour en force de l’inflation dans les soins de santé. La mesure d’inflation suivie par la Federal Reserve est plutôt celle des dépenses personnelles de consommation (DPC), qui excluent les composantes volatiles telles que l’énergie et la nourriture. Cette mesure est aussi en hausse, mais est encore loin de la barre des 2%.
Graphique 1: Deux mesures d’inflation (l’IPC et le DPC).
Graphique 2: composantes de l’IPC.
En somme, il y a bien peu d’inflation des prix à la consommation présentement.
La raison est que la monnaie nouvellement créée depuis la crise ne fait pas son chemin dans l’économie par l’entremise de prêts à la consommation ou d’hypothèques. Les ménages ont plutôt réduit leur endettement depuis la crise (graphique 3). Par ailleurs, le taux d’emploi demeure à un niveau très bas (graphique 4).
Graphique 3: Niveau d’endettement des ménages américains.
Graphique 4: taux de participation de la main d’oeuvre aux États-Unis.
Ce qu’on observe depuis l’an passé est que la majorité des emprunts concernent des prêts étudiants, ce qui explique que les prix des études post-secondaires soient en augmentation fulgurante. C’est un secteur où l’inflation est bien visible. Pendant ce temps, les gens refinancent leurs hypothèques à des taux très bas et remboursent leurs marges de crédit hypothécaires, qui étaient jadis utilisées pour financer des dépenses de consommation. Les prêts automobiles sont aussi en hausse. Suite à la crise, les ventes d’autos ont chuté de moitié. La flotte automobile américaine a pris de l’âge et il y a du rattrapage à faire au niveau des remplacements.
Graphique 5: Évolution de la dette des ménages en 2013.
Ceci dit, pour certains, comme l’entreprise ShadowStats, les chiffres officiels de l’IPC sous-estiment l’inflation réelle en raison de changements méthodologiques adoptés au fil du temps (surtout dans les années 1990s). Cette firme propose une mesure d’inflation utilisant une méthologie constante et montre que l’inflation a été beaucoup plus élevée.
Graphique 6: Mesure alternative d’inflation de ShadowStats.
Les prix des actifs:
Ceux qui dénoncent le « manque » d’inflation oublient de considérer les prix des actifs. C’est là que l’argent du Quantitative Easing a abouti. Depuis le creux de 2009, les prix des actions boursières ont augmenté de 145%, les obligations corporatives « junk » de +53%, les obligations corporatives « investment grade » de +31%, les obligations gouvernementales de +16% et les prix des maisons de +17%. Pendant ce temps, l’IPC n’a augmenté que de 12%.
Graphique 7: Évolution des prix des actifs.
La bourse est la classe d’actifs qui a le plus bénéficié de la manne monétaire des banques centrales. La relation entre la politique monétaire et la bourse est claire (voir graphique 8).
Graphique 8: Croissance des actifs de la Federal reserve versus indice boursier S&P500.
Si les ménages sont en mode réduction de dette, les entreprises elles profitent des bas taux d’intérêt pour s’endetter (graphiques 9 et 10).
Graphique 9: Ratio de la dette corporative sur les bénéfices avant impôts, intérêts et amortissement.
Graphique 10: Dette corporative en pourcentage des actifs.
Que font-elles avec l’argent ainsi récolté? Premièrement, elles rachètent leurs propres actions (graphique 11). Voici un exemple simple pour illustrer en quoi cela consiste. Supposons qu’une entreprise lève $500 millions de dette pour racheter des actions. Sa charge annuelle d’intérêt sera de $19 millions après impôts, ce qui réduira son bénéfice net à $181 millions. Cependant, comme ses actions se transigent à $50, elle pourra utiliser l’argent pour racheter 10 millions d’actions. Au final, son bénéfice par action s’en retrouvera augmenté de plus de 13%. Cette stratégie est en fait une forme d’arbitrage entre le coût de la dette et le coût des actions comme mode de financement et elle est possible quand les taux d’intérêt sont maintenus très bas par les banques centrales (voire l’augmentation de la valeur des titres de dette corporatifs au graphique 7).
Avant | Après | |
Dette | 0 | 500 |
Intérêts | 0 | 19 |
Bénéfice net | 200 | 181 |
Nombre d’actions | 50 | 40 |
Bénfice par action | $ 4.00 | $ 4.53 |
Graphique 11: Émission de dette par les corporations et montants de rachats d’actions.
Deuxièmement, les entreprises utilisent la dette pour acquérir d’autres entreprises. En fait, 2014 pourrait bien être une année record à cet égard si on considère les transactions annoncées en mai et juin (graphique 12). Lorsqu’une entreprise achète une autre entreprise publique, elle doit payer une prime (qui peut parfois atteindre plus de 50%) sur le prix du marché pour inciter les actionnaires à accepter l’offre. Elle peut justifier cette prime en coupant dans les coûts pour augmenter la rentabilité (ce qu’on appelle communément les « synergies »).
Les fusions/acquisitions ont deux impacts positifs sur le marché. Premièrement, l’argent reçu par les actionnaires de la cible est en majeure partie réinjecté à la bourse dans d’autres entreprises et contribue donc à faire gonfler les évaluations. Deuxièmement, des spéculateurs sont attirés à investir dans d’autres entreprises susceptibles elles aussi d’être achetées à forte prime, ce qui fait gonfler leurs évaluations.
Graphique 12: Montants des fusions/acquisitions par année.
Un bon indice de la présence des spéculateurs est l’augmentation des emprunts sur marge (graphique 13), qui sont des prêts octroyés par les banques à des investisseurs dans le but d’acheter des actions. Cette demande accrue pour les actions est ainsi la conséquence directe d’une politique monétaire expansionniste contribuant à maintenir les taux d’intérêt à des niveaux bas.
Graphique 13: Emprunts sur marge et évolution de l’indice boursier S&P500.
Le résultat de tout cela est que les évaluations boursières augmentent. Par exemple, l’économiste Robert Shiller observe le ratio cours/bénéfice ajusté pour le cycle, qui consiste simplement à faire les moyenne des bénéfices par action des 10 dernières années. On constate que le Shiller-CAPE est présentement à un niveau très élevé, plus ou moins rapproché des pics de marché de 1966, 1929 et 1901.
Graphique 14: Ratio cours/bénéfice ajusté pour le cycle de Shiller.
Le ratio cours/bénéfice conventionnel indique lui aussi que l’évaluation de la bourse est présentement à un niveau très élevé historiquement.
Graphique 15: Ratio cours/bénéfice du S&P500 en utilisant les bénéfice des 12 derniers mois.
La politique monétaire:
Malheureusement, nos banquiers centraux keynésiens ferment les yeux quant aux prix des actifs et ne considèrent que les prix à la consommation excluant l’énergie et la nourriture comme indicateur d’inflation. À cet égard, Bernanke/Yellen commettent la même erreur que Greenspan et ses bulles. En fait, cela ne les dérange pas trop puisqu’ils espèrent que les gains boursiers seront utilisés pour la consommation et l’investissement, ce qui contribuerait positivement à la relance économique (le fameux « wealth effect« ), mais ce n’est pas vraiment le cas.
Ainsi, dans les circonstances, Yellen maintient le cap d’une politique monétaire expansionniste. Le quantitative easing est réduit à chaque mois (présentement à $35 milliards par mois, ce qui est tout de même non-négligeable) et sera terminé cet automne. Puis, la Fed commencera à réduire la taille de son bilan en 2015/2016 en ne refinancant pas certaines obligations venant à maturité. Elle pourrait aussi commencer à augmenter le taux sur les Fed Funds (présentement à 0%) vers la mi-2015. Il sera intéressant de voir quelle sera l’ampleur de la hausse des taux d’intérêt et son impact sur l’économie.
En somme, même si la politique monétaire deviendra graduellement moins agressive, énormément de nouvelle monnaie sera crée au cours des 12 prochains mois, ce qui contribuera à doper encore plus les prix des actifs. À un certain moment, on pourra définitivement parler d’une bulle.
Alors, n’y a-t-il vraiment pas d’inflation selon vous?
Graphique 16: Actifs de la Federal Reserve.
Graphique 17: Émissions d’obligations du trésor et variation des positions de la Fed en obligations du trésor.
Je suppose aussi que les réserves bancaires sont toujours anormalement gigantesques (l’autre endroit où se cache l’inflation) ? Mais je suppose également que la FED prévoit toujours et paie toujours anormalement de l’intérêt sur ces dépôts ?
Et est-ce qu’une politique monétaire plus stricte pourrait faire éclater la bulle des marchés financiers d’après vous ? Si oui, où irait cette monnaie ?
Il me semble que de votre analyse, la seule façon d’éviter un éclatement de bulle, ce serait une subite et puissante relance de l’économie (chose qui semble improbable).
@etagrats
« Et est-ce qu’une politique monétaire plus stricte pourrait faire éclater la bulle des marchés financiers d’après vous ? »
Oui, tout à fait. Si la politique monétaire se resserre, il y aura beaucoup plus de vendeurs d’actifs que de vendeurs et les prix vont s’écrouler. La monnaie disparaît lorsque la dette est remboursée ou radiée.
Sur le blogue de l’Institut Turgot (http://blog.turgot.org) il y a une série de 3 articles d’un monsieur Henri Lepage qui semblent très pertinents et très surprenants aussi; vous pourriez peut-être les commenter
@Michel Lafontaine
J’ai lu ces articles.
C’est évidemment en contradiction avec la vision autrichienne de l’économie.
Lepage ne considère pas ce qu’est vraiment une récession (processus de liquidation des mauvais investissements et réallocation des ressources vers les activités productives).
Donc il blâme la Fed ne ne pas agir assez rapidement pour renverser la récession, ce qui est risible.
Il ne considère même pas un sytème monétaire où les taux d’intérêt sont régis par un mécanisme de marché plutôt que planifiés centralement.
Et je ne suis définitivement pas d’accord avec l’affirmation voulant que les banques sont des entreprises qui ne doivent pas faire faillite.
En bref, pour moi c’est de la bouillie pour les chats…