À chaque mois de décembre, le chef du conseil d’administration de la Banque CIBC, Charles Sirois, rencontre les actionnaires importants (dont fait partie la firme pour laquelle je travaille) pour discuter de l’avenir de la banque. La rencontre que j’ai eue avec lui en décembre 2014 fut la dernière puisqu’il cédera bientôt son poste à John Manley.
M. Sirois est un entrepreneur en série. Sa plus grande réalisation fut sans doute Telesystem, mais plus récemment, il y a quelques années, alors que nous tenions notre rencontre annuelle, il m’annonçait travailler sur un projet d’entreprise agricole. Il parcourait alors les campagnes du Québec à la recherche de terres à vendre et semblait bien excité par cette nouvelle aventure.
Durant la périodes des fêtes 2014, je suis tombé sur un reportage du Grand Journal de Radio-Canada au sujet de la spéculation d’investisseurs « privés » sur les terres agricoles du Québec. L’Union des Producteurs Agricoles (UPA) parle d’un « phénomène d’accaparement et de financiarisation des terres agricoles ».
Le phénomène…
De 2009 à 2014, 15 sociétés privées ont investi $139 millions pour acquérir 32,000 hectares. La superficie sous contrôle de sociétés d’investissement compte pour 2 % de toute la zone cultivable au Québec, indiquent les données de l’UPA. Ce serait l’équivalent de 320 fermes de taille moyenne. L’entreprise Pangea, fondée par l’entrepreneur Québécois Charles Sirois, est particulièrement montrée du doigt.
Selon le PDG de l’UPA, Marcel Groleau, « Le modèle d’affaires proposé par les sociétés d’investissement est une coquille vide dans laquelle les jeunes n’ont aucune participation dans les actifs, seulement dans les risques d’opération ». Il mentionne qu’au Lac St-Jean, le prix de l’acre serait passé de $1500/$1800 à près de $4000. Cela nuirait à la relève, confirme Pascal Hudon, président de la Fédération de la relève agricole du Québec (FRAQ) : « ces sociétés, par leurs investissements spéculatifs, représentent une concurrence déloyale qui déstabilisent le marché et freinent l’établissement ».
Chassons ces vilains spéculateurs financiers…
Mais qui sont donc ces investisseurs « privés » qui paient des « prix de fous » pour « s’accaparer » ces terres et les enlever des mains des nouvelles générations de fermiers « sans même les cultiver »? De vilains « spéculateurs »? De vulgaires « capitalistes financiers »?
Pour l’UPA et la FRAQ, il n’y a pas de doute, le gouvernement doit intervenir et imposer un moratoire de 3 ans sur ces transactions « suspectes » et, par la suite, imposer une limite de 100 âcres par année pour chaque investisseur. On parle aussi de prêts à perpétuité visant à aider les fermiers locaux à concurrencer les sociétés d’investissement pour l’achat de terres! Autrement, les fermiers ne seront plus « maîtres chez nous », les fermes vont disparaître, faute de relève, et les communautés rurales vont s’éteindre.
En fait, le fermier outré interrogé lors du reportage n’est pas moins un entrepreneur « privé » que Pangea. Il ne s’agissait rien d’autre que d’un propriétaire de terres agricoles qui veut en acheter d’autres pour s’enrichir. Affubler ces entreprises de termes tels que « spéculateurs financiers » n’est que de la poudre aux yeux et ne sert qu’à faire peur au commun des mortels dans le but de faire bouger le gouvernement. L’objectif ultime est d’utiliser le pouvoir coercitif du gouvernement pour évincer des investisseurs et permettre à ces agriculteurs d’obtenir les terres à rabais pour qu’ils puissent eux-mêmes s’enrichir, en plus des subventions, quotas et autres mesures protectionnistes dont ils bénéficient déjà aux frais des contribuables et consommateurs.
Par ailleurs, ces sociétés d’investissement ne nuisent pas plus à la succession que les fermiers locaux qui achètent les terres des fermiers qui prennent leur retraite. Si un fermier veut vendre sa ferme à sa fille plutôt qu’à Pangea, il n’a qu’à le faire! Le prix sera peut-être plus bas, mais à lui de choisir. Que Pangea accepte de payer plus cher qu’un fermier local qui ne fait pas partie de la famille ne change rien à cela.
D’une perspective mondiale, le phénomène d’investissement en terres agricoles ne date pas d’hier. Les investisseurs institutionnels s’intéressent à cette classe d’actif depuis longtemps, même si elle n’est pas aussi mature que l’immobilier ou les infrastructures. Au cours des 20 dernières années, le profil risque/rendement des terres agricoles américaines a été très attrayant (voir le graphique). Le risque est plus élevé que les obligations du trésor, mais le rendement a été 4 fois plus élevé. Le rendement est inférieur à celui des actions (S&P500), mais la volatilité est moins de la moitié. Par ailleurs, les évaluations bénéficient de baissent de taux d’intérêt et sont relativement dé-corrélées des autres classes d’actifs : un profil parfait pour les fonds de pension et les compagnies d’assurance-vie, qui ont des passifs à long terme et qui recherchent des rendements supérieurs aux obligations, mais avec moins de risque que les actions, avec corrélation négative aux taux d’intérêt et des flux monétaires annuels.
La réalité…
Le petit monsieur est frustré parce que le prix payé par les sociétés d’investissement est trop élevé pour lui. Mais s’agit-il vraiment d’un « prix de fou »?
La réalité est que Pangea permet à ses fermiers partenaires d’injecter du capital dans leur ferme pour obtenir des économies d’échelle et pour améliorer la technologie utilisée. Cela permet de réduire les coûts et d’améliorer la productivité, ce qui permet ultimement de justifier un prix plus élevé. Autrement dit, Pangea permet à ses partenaires de devenir de véritables capitalistes et d’arriver à bâtir une ferme du 21e siècle qui peut être concurrentielle mondialement . Aller lire les témoignages de ceux-ci (ici); cela vous donne-t-il l’impression que ces coentreprises sont des « coquilles vides », laissant les terres « dormir » et nuisant à la succession intergénérationnelle?
Prenez l’exemple de la ferme familiale Lapointe, de Cookshire en Estrie :
« PANGEA m’a permis de revenir travailler avec mes parents sur la ferme familiale et de faire ce que j’aime : cultiver les terres ! » – Roch Lapointe.
PANGEA permet également à la famille Lapointe d’avoir accès à une technologie de pointe qui augmente la productivité de leur travail. Roch vient de se construire une nouvelle maison afin d’accueillir une quatrième génération de Lapointe dans la ferme familiale.
Et en vertu du modèle d’affaires de Pangea, les fermiers demeurent maîtres des décisions stratégiques concernant leur ferme, ils ne sont pas de simples locataires ou employés de Pangea. Ils ont aussi accès à de l’expertise de pointe pour améliorer leurs pratiques agricoles et commerciales. Et contrairement à ce qu’affirme le président de l’UPA, un partenariat avec Pangea réduit les risques encourus par les fermiers, il ne les augmente certainement pas.
Finalement, bien que certaines terres aient pu être achetées par des entreprises étrangères, il n’en demeure pas moins que Pangea et plusieurs autres sociétés du genre à l’oeuvre au Québec sont des entreprises locales, et que certaines de ces terres se retrouveront peut-être dans votre fonds de retraite sans même que vous ne le sachiez. On tente de nous dresser un portrait selon lequel les profits générés par ces terres ne servent qu’à enrichir un quelconque milliardaire asiatique, alors qu’en fait ces profits viendront embellir la retraite de nombreux travailleurs québécois.
Conclusion
Ce que l’UPA, la FRAQ et tous ces fermiers réactionnaires qui se plaignent de l’investissement en terres agricoles au Québec ne réalise pas est que si l’industrie a tant de difficultés, c’est bien parce qu’elle manque de capital et qu’elle se cache derrière l’interventionnisme étatique pour pallier à sa médiocrité. Ériger une barrière empêchant ce nouveau capital jugé « irrationnel » ou « spéculatif » n’aidera certainement pas la situation. D’autre part, les faussetés avancées par les intervenants laissent perplexe quiconque se donne la peine d’analyser les faits.
Malgré la stupidité de ses arguments, l’UPA a tout de même réussi à obtenir une commission parlementaire sur cette question, laquelle est soutenue par le Parti Québécois. Espérons que les politiciens auront la sagesse de ne pas intervenir dans ce dossier.
J’ai visité le site de Pangea et il est difficile de comprendre comment fonctionne cette société.
S’il ne s’agit pas d’une société de placements et que Pangea n’est pas coté en bourse, d’où provient le financement pour ces acquisitions?
Des actionnaires de Pangea.
Il n’y a fondamentalement rien de mal à ce qu’un investisseur estime que les terres agricoles vont prendre de la valeur et qui est prêt à payer plus haut que le marché.
Néanmoins, si un investisseur réussit à faire une fortune facile grâce à une loi qui place son entreprise en monopole, il peut utiliser ses profits pour attaquer d’autres marchés qui ne sont alors plus réellement « libres ».
C’est donc qu’en libéralisant les marchés, il faut quand même examiner et distinguer la provenance des capitaux mis en compétition. D’autant plus que dans un système de monnaies fiduciaires où les banques centrales créent le crédit à partir de rien, les connivences politiques ont définitivement une influence à la plus profonde racine de l’économie.
Après vérification sur le registre des entreprises du Québec:
1168429687 PANGEA AGRICULTURE GROUP INC.
1er actionnaire = Gestion Charles Sirois Inc. (un Holding dont l’actionnaire majoritaire est SIROIS, CHARLES, mais qui comporte d’autres actionnaires)
2eme actionnaire= FORTIN, SERGE.
Je n’ai aucune idée de la provenance de leurs capitaux, ni de leurs possibles connivences politiques.
C’est une belle entreprise. Pensez-vous qu’il y a une possibilité qu’elle devienne une société publique un jour?
Je serais surpris que cela arrive.
Cependant, il ne serait pas surprenant que Pangea accepte des investissements externes pour prendre de l’ampleur, par exemple de la Caisse de Dépôts.
@rlaroche
« qui est prêt à payer plus haut que le marché. »
Le prix du marché est le prix auquel la transaction a lieu. Donc, le prix du marché est le prix payé par Pangea. Son prix n’est pas plus élevé.
On joue sur les mots. Pangea est arrivé dans le marché en proposant d’acheter à des prix plus élevés que ce que les autres acheteurs proposaient.
L’entrée d’un nouvel acheteur ou vendeur sur un marché change le contexte du marché et donc l’équilibre des prix change aussi.
@rlaroche
Et alors? Pangea paie quand même le prix du marché.
Quand vous achetez une maison, vous payer un prix plus élevé que les autres acheteurs potentiels. C’est ce prix qui sera alors le prix de marché.
Même chose à la bourse. Le prix du marché de l’action XYZ est le prix de la dernière transaction effectuée sur ce titre…et ce prix est plus élevé que ce que les autres acheteurs étaient prêts à payer pour ce titre.
Je ne joue pas sur les mots, c’est ça la définition d’un marché. Évidemment que Pangea influence l’équilibre du marché, tout comme n’importe quel autre acheteur. Mais cela n’est pas un problème, au contraire.
Donc on s’entend qu’il y avait un prix du marché avant l’arrivée de Pangea, puis un prix du marché après l’arrivée de Pangea.
Strictement, j’aurais du formuler ma phrase « Pangea est prêt à acheter à un prix plus élevé que les autres acheteurs ».
Mon point est qu’il ne faut pas seulement regarder le prix du marché mais surtout l’utilité marginale du capital dans son contexte.
Il se peut que le vendeur n’exploitait pas sa terre au maximum de sa capacité et que Pangea arrive avec des techniques d’exploitation agricole qui augmentent le rendement de la terre, une telle asymétrie d’information expliquerait pourquoi Pangea pourrait se permettre d’acheter à un prix plus élevé que les autres acheteurs.
Dans le cas contraire, si Pangea n’augmente pas ultimement le rendement de la terre, alors il y a matière à se questionner. D’autant plus que dans un secteur aussi réglementé que l’agriculture, la « liberté de marché » demeure une belle idée.
@rlaroche
C’est spéciquement ce que mon article explique: que Pangea investira en technologie pour améliorer la production.
Ce n’est pas une asymétrie d’information. Ces technologies sont bien connues de tous. C’est juste qu’au lieu de payer le juste prix et de faire un investissement, certains préfèrent tricher avec l’aide du gouvernement.
Considérant la définition rothbardienne-autrichienne du capital:
Capital = le Sol, le Travail et la Recette.
L’asymétrie d’information peut simplement être une liste de contacts ou une expérience et un savoir-faire. Même si tous les agriculteurs avaient accès aux même machineries et technologies au même prix, le fait que Pangea peut déjà avoir un plan d’établi avec des ententes constitue un travail déjà réalisé, donc un capital (une recette) que les autres n’ont pas. Pour qu’un autre agriculteur puisse arriver dans la même position, il devra effectuer un travail de recherche, calculer et élaborer un plan pour aboutir à la même opportunité, ce qui constitue une dépense.
Une telle asymétrie d’information constutierait alors une raison valable pour offrir un prix d’achat des terres plus élevé que les autres acheteurs.
On reste dans les suppositions.
Je suis du même avis que vous: demander l’usage du pouvoir de coercition du gouvernement constitue une tricherie.
Que penser alors de tricher contre de la tricherie?
Si les capitaux que détiennent les actionnaires de Pangea ont été accumulés « par tricherie » grâce à des connivences préalables avec le gouvernement sur d’autres marchés, que penser alors?
@rlaroche
« Si les capitaux que détiennent les actionnaires de Pangea ont été accumulés « par tricherie » »
On ne répond pas à une tricherie par une tricherie.
« On ne répond pas à une tricherie par une tricherie. »
Peut-etre mais accuser un seul compétiteur de tricherie alors que l’accusation est crédible pour tous les compétiteurs expose une attitude biaisée.
Il est facile de pointer du doigt une demande d’intervention du gouvernement comme un recours a des moyens qui nuisent a l’auto-regulation du marché.
Mais il faut mettre dans la meme categorie les pressions des lobbyistes, la corruption des élus, le corporatisme et la concentration excessive des capitaux.
Je trouve votre analyse plutot étroite et idéologique.
Un point de vue similairement idéologique (mais a l’autre bout du spectre) pourrait trouver inquietant le fait que des entreprises, qui n’ont aucun intéret autre que la mise en valeur de leur capital acquierent les actifs essentiels a la survie des gens (la nourriture).
Quand la majorité des terres arabes seront dans le giron d’individus virtuels (entreprises) protégés des obligations morales que les individus reels (humains) ont normalement a considérer, l’approvisionnement en nourriture sera l’esclave de la recherche aveugle du profit.
C’est deja le cas dans plusieurs pays pauvres et les résultats parlent d’eux-memes.
@Daniel Rowling
« Mais il faut mettre dans la meme categorie les pressions des lobbyistes, la corruption des élus, le corporatisme et la concentration excessive des capitaux. »
Tout à fait d’accord. Sauf que pour ce qui est de la concentration excessive des capitaux, elle-même résulte de l’intervention de l’état et des éléments que vous énumérez.
« Quand la majorité des terres arabes seront dans le giron d’individus virtuels (entreprises) »
Les fermiers desquels Pangea achète les terres sont aussi des entreprises.
« l’approvisionnement en nourriture sera l’esclave de la recherche aveugle du profit. »
La recherche du profit est justement ce qui fera en sorte qu’on ne manquera pas de nourriture. Car sans profit, le risque de pénurie est élevé. Parlez-en à ceux qui ont connu le régime communiste soviétique. Le système capitalisme lui assure l’abondance.
« C’est deja le cas dans plusieurs pays pauvres et les résultats parlent d’eux-memes. »
Oh que non! Vous faîtes fausse route.
Dans les pays pauvres où il y a des pénuries alimentaires, le problème n’est pas la propriété privée des terres, mais plutôt l’absence de droits de propriétés privés et donc l’absence de capitalisme. Le phénomène est amplement documenté et très facile à comprendre.
Le modèle Pangea est justement une excellente solution à ce problème.
Vous devriez lire ceci entre autres:
https://minarchiste.wordpress.com/2015/02/06/le-mystere-du-capital-le-capitalisme-et-linformalite-2/
La petite nuance ici, c’est que le profit recherché s’exprime en devises fiduciaires à cours légal. En d’autres mots, la comparaison avec le communisme soviétique aurait été bonne… si on pouvait manger des promesses.
Dans le système actuel (c’est un autre débât si on apelle ultimement ça capitalisme), la recherche du profit se solde systématiquement à concentrer et intégrer des capitaux réels aux mains de la planification centralisée des grands détenteurs de devises fiduciaires à cours légal. Avec un peu de recul, le parallèle avec le communisme soviétique prend tout un autre sens.