“Free Will”, par Sam Harris, 2012.
Le libre-arbitre est le sentiment d’agir délibérément. D’être pleinement responsable de ses actions et de ses choix. C’est la capacité d’avoir agi différemment. Le libre-arbitre implique que toutes vos décisions sont prises consciemment.
Le libre-arbitre est au centre de l’organisation des sociétés occidentales. Nous prenons pour acquis que les gens méritent leur succès et sont responsables de leurs échecs. Nous considérons que les gens coupables de crimes sont de mauvaises personnes, qui ont délibérément mal agi et qui doivent conséquemment être punies.
Mais si nous n’avons pas le libre-arbitre et que nous n’aurions pas pu agir autrement, sommes-nous responsables des conséquences de nos actions? Le neuroscientifique Sam Harris remet tout cela en question dans ce court essai.
La conscience
J’avais déjà parlé de la conscience dans cet article, ou je mentionnais ceci :
« Nos perceptions sensorielles ne sont rien d’autres que des courants électriques qui parcourent nos nerfs jusqu’à notre cerveau, qui lui les utilise pour construire une version adaptée de la réalité qu’il diffuse à notre conscience. Notre conscience n’est en fait qu’un spectateur confortablement assis au cinéma, qui croit tout ce que lui présente le projecteur qu’est son cerveau. »
Nous ne sommes conscients que d’une petite fraction de toute l’information que notre cerveau traite à chaque moment. Mais l’activité inconsciente de notre cerveau ne se limite pas à interpréter l’information provenant de 5 sens, à construire notre mémoire et à gérer notre respiration.
En fait, la théorie voulant que nous n’ayons pas le libre-arbitre implique que l’ensemble de nos actions, de nos choix et de nos décisions proviennent de notre inconscient et qu’ils sont donc complètement hors de notre contrôle. Nous n’agissons pas librement, nous sommes plutôt les esclaves de notre cerveau, qui nous donne l’illusion d’être à l’origine de nos actions.
Les preuves neuroscientifiques
L’intention de faire une chose plutôt qu’une autre ne prend pas son origine dans la conscience. Cette intention apparaît plutôt dans la conscience après avoir été déterminée par notre inconscient et nous sommes ensuite sous l’impression d’avoir pris cette décision nous-mêmes, mais ce n’est qu’une illusion.
Quelques instants avant d’être conscients des actions que nous entreprendrons, notre cerveau a déjà déterminé (inconsciemment) ce que ces actions seront. Nous devenons ensuite conscients de cette décision et croyons y avoir participé activement, alors que ce n’est pas le cas.
De nombreuses expériences scientifiques ont prouvé que notre cerveau décide de tout avant même que nous le sachions, si bien que cela est maintenant le consensus scientifique en neurosciences (voir ce vidéo pour les sources).
Nous ne savons pas ce que nous avons l’intention de faire avant que l’intention elle-même ne surgisse dans notre conscience et nous n’avons aucune idée d’où viennent ces intentions. Nous ne sommes pas plus conscients de l’origine de nos désirs et intentions que de la quantité de globules rouges ou d’enzymes digestive que notre corps a produit dans la dernière minute.
Nous ne sommes pas en contrôle de notre esprit, car la portion consciente de notre esprit est à la merci de la portion inconsciente. Nous pouvons faire ce que nous voulons faire, mais nous ne pouvons pas décider de ce que nous voulons faire.
Toute action humaine découle d’un désir
Les humains commettent des actions pour deux raisons : 1) parce qu’ils y sont forcés, ce qui implique qu’ils n’ont pas la liberté de ne pas les commettre, ou 2) parce qu’ils le veulent, ce qui implique que l’action est motivée par un désir.
Dans le premier cas, l’action est exécutée parce qu’on ne désire pas subir les conséquences de ne pas obéir, donc au final, toutes les actions découlent d’un désir.
Lorsque j’ai le choix entre de la crème glacée à la vanille et de la crème glacée au chocolat, je choisis toujours le chocolat parce que c’est ce que je préfère. Pourquoi? Cela est impossible à déterminer et je ne peux rien y faire. C’est simplement ma préférence. Et si un jour je décide de prendre vanille pour faire changement, cela est attribuable à mon désir de faire changement, pour lequel je n’ai aucune justification.
Si je décide d’aller m’entraîner au gym même si je déteste cela, c’est parce que je désire demeurer en bonne santé, préserver mon apparence et/ou m’améliorer dans les sports. Pourquoi est-ce que je désire ces choses alors que d’autres s’en balancent et ne vont pas au gym? Aucune idée. Cette préférence découle de ma génétique et de mon environnement depuis ma naissance, deux choses qui ne sont pas sous mon contrôle, donc mon choix d’aller au gym (ou tout autre choix) ne découle pas de mon libre-arbitre.
Au bout du compte, toutes les actions que nous commettons librement sont motivées par nos désirs, et nous n’avons aucun contrôle sur nos désirs car ils proviennent de notre inconscient. Je peux faire ce que je veux, mais je ne peux pas décider de ce que je veux.
Les implications pour la justice criminelle
La Cour Suprême des États-Unis a déclaré que le libre-arbitre est une « fondation universelle et persistante de notre système de justice, différente d’une vision déterministe du comportement humain qui est incohérente relativement aux préceptes de notre système de justice criminelle. »
On constate donc que dans la plupart des pays, l’organisation judiciaire va à contresens de ce que dit la science.
Imaginez une personne a priori normale développant une tumeur au cerveau dans une région affectant son empathie et le contrôle de ses impulsions, et qui en vient à agir tel un psychopathe, commettant des meurtres. Cette personne a eu la malchance d’avoir cette tumeur et la plupart des gens considéreront qu’elle n’est pas pleinement « responsable » de ses crimes. Mais est-elle moins responsable de ses actes qu’une personne naissant avec le cerveau d’un psychopathe et qui commets les mêmes crimes?
Voici les mots de Sam Harris à cet égard :
“Je ne peux pas prendre le crédit pour le fait que je n’aie pas le cerveau d’un psychopathe. Si j’avais vraiment été dans les souliers d’un tueur, c’est-à-dire si j’avais les mêmes gênes que lui ainsi que son expérience de vie, donc un cerveau identique, j’aurais agi exactement comme il l’a fait. »
Les humains ne sont pas responsables de leurs gênes, ni de la façon dont ils ont été élevés, et pourtant ce sont ces facteurs qui déterminent la personnalité. Un meurtrier n’est pas comme cela par choix, tout comme un homosexuel n’a pas choisi son orientation sexuelle. Le meurtrier ne fait qu’exécuter les actes dictés par les réactions chimiques survenant dans son cerveau, lesquelles sont complètement hors de son contrôle et pour lesquelles il ne peut pas être tenu responsable.
C’est pourquoi le système de justice doit avoir comme objectif premier de réduire le danger auquel la société est exposée, plutôt que chercher la vengeance contre les criminels. Le but n’est pas de punir ces individus car leurs comportements criminels ne sont pas en leur contrôle, mais plutôt de réduire le risque qu’ils représentent pour le reste de la société. Cela est difficile à accepter pour le commun des mortels car l’humain a une tendance naturelle à chercher le coupable d’une action lui ayant porté préjudice et ensuite exiger que cette action soit punie.
Implications politiques
L’absence de libre-arbitre a des implications majeures en politique. Dans mon article sur le rôle de la chance dans le succès résumant un livre de Robert Frank, voici ce que j’écrivais :
« On pourrait attribuer le succès à trois facteurs : 1) les capacités et talents, 2) l’effort et l’acharnement au travail, 3) la chance. Le premier facteur est évidemment inné, donc entièrement le fruit du hasard. Au niveau du second facteur, Frank prétend que la capacité et l’inclinaison à travailler dur sont des caractéristiques innées. Autrement dit, pour être intelligent et énergique, il est important est d’être né de parents qui le sont. Il n’y a donc pas de mérite à cela. Quant au troisième facteur (la chance), il n’est pas non plus attribuable au mérite de l’individu. Conséquemment, selon Frank, le succès n’est pas mérité, il est plutôt le fruit du hasard, tant au niveau de gènes hérités par les parents que des aléas de la vie. »
Est-ce qu’une personne peut prendre le crédit pour ne pas être paresseuse? Non, la paresse est une condition neurologique innée. Donc de ce point de vue, le concept de méritocratie est fortement affaibli et une certaine redistribution peut être justifiée (ou du moins l’existence d’un certain filet social).
Cependant, cela ne justifie pas que les inégalités de revenu doivent être éliminées, ni même réduites significativement. Les humains ne sont peut-être pas en contrôle de leurs actions, mais ils réagissent néanmoins à leur environnement.
Dans un environnement qui récompense le succès en offrant un statut social supérieur et un confort monétaire plus attrayant, les individus qui ont des aptitudes supérieures, incluant l’ardeur au travail, seront plus enclins à exprimer leur potentiel en contribuant plus positivement à la société. Dans un environnement plus égalitaire, ces mêmes individus ne produiront pas autant de richesse pour la société, même si cela est tout à fait hors de leur contrôle.
Conclusion
Cette hypothèse voulant que l’humain n’ait pas le libre-arbitre a un impact démesuré sur notre vision des concepts de fierté, de mérite et de culpabilité. Son acceptation plus globale pourrait avoir des impacts majeurs sur l’organisation des sociétés.
Il ne faut pas confondre le déterminisme du comportement humain et le fatalisme. Le fatalisme implique qu’absolument tout est prédéterminé et que rien n’est inévitable, ce qui est faux. Le déterminisme ne fait qu’affirmer que la réaction de la conscience humaine à des éléments externes est prédéterminée.
Vers la fin du livre, Harris explique qu’il a faim au moment d’écrire ces lignes, mais qu’il a décidé de ne pas aller manger pour terminer d’écrire le livre. Il a un désir de manger, mais choisit de ne pas agir en conséquence. Certains diraient qu’il exerce alors son libre-arbitre pour résister à son désir, mais en fait, il ne fait que succomber à son désir inconscient de terminer le livre, lequel est simplement plus fort que le désir de manger pour assouvir sa faim, une chose sur laquelle Harris n’a aucun contrôle conscient.
Tres interessant et tres juste.
« De nombreuses expériences scientifiques ont prouvé que notre cerveau décide de tout avant même que nous le sachions » Bah c’est absolument faux. Il n’est pas du tout prouvé que le cerveau décide de tout avant que nous le sachons.
C’est ce qu’il a souvent été dit avec l’étude de Libet et certaines réplications antérieures. Sauf qu’en réalité, il y a une mauvaise interprétation de la part des neuroscientifiques des résultats de cette étude. Sur le sujet il faut lire cet très bon article: https://www.theatlantic.com/health/archive/2019/09/free-will-bereitschaftspotential/597736/
(En complément et en plus court: https://www.atlantico.fr/decryptage/3579113/patatras–l-etude-phare-qui-niait-l-existence-de-notre-libre-arbitre-a-son-tour-remise-en-question-jocelin-morisson- ).
L’étude de Schurger et coll.:
https://www.pnas.org/content/109/42/e2904
Et celle de Han-Gue Joqui est assez similaire : https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/24105593/
Le signal cérébral qui s’est produit avant que les gens prennent conscience de leur propre choix dans l’expérience Libet n’apparaît même pas lorsque les décisions sont délibérées et intentionnelles: https://www.biorxiv.org/content/10.1101/097626v7
Donc déjà, Libet a mal interprété les résultats de son étude mais en plus, il les a surinterprétés (en prétendant que cela s’applique à toutes les décisions).
Les expériences discutées ne s’appliquent pas vraiment au concept de libre arbitre. On sait depuis des siècles que le cerveau détourne de nombreuses tâches moindres vers le subconscient. Ces actions, telles que les réflexes, ne sont pas délibérément traitées par le cortex préfrontal. Pour vraiment réfuter le libre arbitre, il faudrait montrer que les décisions réfléchies sont prédéterminées.
Je sais bien que la plupart des neuroscientifiques ne croient pas au libre arbitre. Ce n’est pas pour cela qu’il est prouvé qu’il n’existe pas. Cela est faux. Les neuroscientifiques ont un biais de croire au déterminisme. Honnêtement, la croyance au déterminisme total est bien plus déterminé par ce biais que par les preuves existantes.
Un article intéressant sur le sujet: https://www.atlantico.fr/decryptage/2709698/je-pense-donc-je-suis-un-esclave-de-mes-determinismes-vers-la-fin-du-libre-arbitre-jacques-roques-eric-deschavanne
Il est évident que des facteurs biologiques et environnementaux influencent notre comportement, notre façon d’être mais je ne vois pas en quoi cela permet de dire qu’il y aurait un déterminisme total.
Noter que les causes qui façonnent nos comportements sont multiples, il y a une interaction entre causes environnementales et génétiques (il y a également d’autres facteurs biologiques qui ont une influence comme les hormones).
Aujourd’hui, si on arrive à déterminer la part dû aux causes environnementales et aux causes héréditaires, on est incapable de toutes les connaitre avec exactitude. D’ailleurs, même des choses que l’on croyait connaitre se sont relevés exagérés. Je pense au prétendu cycle de maltraitance: l’idée que les victimes de maltraitance étant vouées à maltraiter leurs propres enfants, est largement surestimé. https://www.cambridge.org/core/journals/development-and-psychopathology/article/testing-the-cycle-of-maltreatment-hypothesis-metaanalytic-evidence-of-the-intergenerational-transmission-of-child-maltreatment/C3D3168C2C8B5240075A48F3F074C1A8
On sait par exemple que le QI joue un rôle dans la criminalité (les criminels ont généralement un bas QI) mais on est loin de connaitre tous les facteurs qui jouent un rôle dans la criminalité. Psychopathes n’est pas synonyme de criminels même si c’est lié. Un nombre important de criminels sont des psychopathes mais il y a également pas mal de psychopathes qui sont d’honnêtes citoyens. C’est un facteur de risque d’adopter un comportement criminel.
Il est vrai qu’une partie des criminels sont incapable de se contrôler ou en tout cas, on des difficultés à se contrôler. Ils sont impulsifs. Le profil type du criminel c’est un jeune homme impulsif (qui n’arrive pas à contrôler son agressivité et sa colère) avec une faible intelligence et une incapacité de faire preuve d’empathie envers autrui (sociopathe).
Est ce pour cela que ce criminel n’a aucune responsabilité ?? Qu’il n’aurait pas pu choisir de se contrôler s’il avait vraiment essayé ?? (je pose la question, je ne prétend pas avoir la réponse).
Clairement, le criminel type diffère de la personne lambda. On ne peut pas considérer qu’il a la même responsabilité qu’une personne lambda qui a la capacité de mieux se contrôler. (Soit il a une responsabilité amoindrie soit aucune responsabilité).
La justice a trop souvent été pensé comme si les criminels étaient des gens comme les autres. Ce qui est pour la plupart des criminels faux. Ils diffèrent du reste de la société.
La pédophilie est souvent confondue avec les violeurs d’enfants mais en réalité, la pédophilie est une attirance sexuelle envers les enfants prépubères. Et aussi ignoble que ce soit, il existe des pédophiles abstinents. Bon nombre de pédophiles n’ont jamais cédé à leurs pulsions.
Et à l’inverse, la plupart des violeurs d’enfants ne sont pas pédophiles. Ils s’en prennent à eux car c’est des proies faciles et non pas parce qu’ils sont attirés par eux.
Un pédophile n’a pas choisi d’être pédophile mais s’il viole des enfants, on peut très bien considéré qu’il a choisi cela. Il aurait très pu se contrôler.
La capacité à contrôler ces pulsions c’est ce qui distingue l’être humain de l’animal. Si vous êtes incapable de contrôler vos pulsions, vous ne valez guère mieux qu’un animal.
C’est marrant j’avais lu une étude qui disait que les chômeurs américains retrouvaient plus vite un boulot que les chômeurs d’amérique latine en partie à cause du fait que les premiers croyaient être responsable de leurs situations là où les seconds pensaient que ce n’était pas de leur faute.
La croyance en la responsabilité individuelle est je pense une bonne chose. Il incite les individus à s’améliorer. Là où la croyance que nos malheurs sont dûs à des causes externes a un effet négatif pour les personnes adeptes de cette croyance. Donc peut être que notre société repose sur un mensonge mais au moins c’est un mensonge utile.