Mon article intitulé “Quand la Science s’égare”, publié en mars 2015, a suscité plusieurs critiques. Mon argument est que l’écosystème de la science a tendance à favoriser le statu quo au détriment des idées novatrices. Les champs d’expertises sont dominés par des leaders de pensée carriéristes qui tout à coeur de préserver les théories qu’ils défendent de manière à ce qu’elles forment l’orthodoxie. Ces leaders de pensée contrôlent directement ou indirectement le financement de recherche dans les universités et la sélection d’articles dans les journaux scientifiques les plus réputés, ce qui leur permet d’assurer le maintien d’un consensus.
Est-ce que l’expertise favorise l’innovation?
J’ai récemment fait la lecture du livre “Medici Effect“, par Frans Johansson, qui ajoute quelques arguments intéressants à ce que j’ai déjà mentionné dans l’article ci-haut mentionné.
Johansson pense que la grande majorité de l’innovation survient dans l’intersection, qui est un concept représentant le mélange entre différentes disciplines et cultures. L’intersection permet de combiner des concepts provenant de différents champs d’étude de manière à multiplier les possibilités d’innovation. C’est ce phénomène que Johansson nomme l’Effet Médicis, référant à cette famille qui a grandement contribué à la renaissance italienne du 15e siècle.
Pour Paul Maeder, fondateur de la firme de capital de risque à succès Highland Capital, l’éducation formelle peut limiter la créativité (un euphémisme à mon avis). L’éducation traditionnelle se concentre sur l’enseignement de ce qu’un champs d’expertise a décrété comme étant « valide ». Autrement dit, vous apprenez ce que des experts du passé pensent et cette matière constituent alors votre «expertise». Cette forme d’éducation favorise l’apparition de barrières associatives qui nuisent ou empêchent la pollinisation-croisée entre différentes disciplines.
Ainsi, plus vous devenez un expert, plus vous serez enclin à défendre le statu quo.
Dans son ouvrage « The Structure of Scientific Revolutions », Thomas Kuhn affirme que :
« les hommes qui arrivent à faire des découvertes fondamentales qui établissent un nouveau paradigme sont presque toujours soit très jeunes ou soit peu expérimentés dans le champs d’expertise sujet à ces découvertes » (traduction libre).
Autrement dit, ce sont souvent des non-experts qui engendrent les révolutions scientifiques et les innovations les plus marquantes.
Thomas Edison, que l’on pourrait qualifier de plus grand inventeur de l’histoire, n’a jamais obtenu de diplôme d’éducation supérieure. Par contre, il s’intéressait à une très grande variété de sujets d’étude (il baignait dans l’intersection). Il n’avait pas la vue obstruée par les oeillères qui affligent les experts.
Le célèbre Charles Darwin était un étudiant bien en-dessous de la moyenne car son emploi du temps était surtout dévoué à la botanique plutôt qu’à ses études. Il a d’abord tenté de devenir médecin, puis prêtre, pour ensuite partir à bord du Beagle pour étudier la géologie. Il allait pourtant devenir le plus important biologiste de l’histoire et faire l’une des plus grandes découvertes de l’humanité. Darwin considérait que tout ce qu’il avait appris d’utile lui avait été enseigné par lui-même. Il semble qu’il fallait un non-biologiste pour avoir une vue d’ensemble nécessaire à l’élaboration de la théorie de l’évolution.
Et que dire d’Albert Einstein, qui n’aimait vraiment pas l’école et ses professeurs ne l’aimaient pas non plus. Il a initialement manqué l’examen d’entrée de l’Institut Fédéral de Technologie de Zurich. Suite à sa graduation, un professeur s’opposa à ce qu’il obtienne un poste de professeur adjoint, ce qui le poussa à quitter le milieu académique pour obtenir un emploi ennuyant au bureau des brevets. Malgré cela, il allait devenir le plus grand physicien de l’histoire. Est-ce que le fait d’avoir été exclu du milieu académique l’a en quelque sorte libéré de l’emprise des experts en physique de l’époque?
C’est l’astronome (et gagnant du prix Nobel) Luis Alvarez qui a résolu la plus grande énigme de la paléontologie: la disparition des dinosaures; pas un paléontologue. Alvarez a découvert une grande quantité d’iridium autour de la barrière entre le Crétacé et le Paléogène, ce qui indique qu’une météorite a probablement frappé la terre à cette époque. Il fallu environ 20 ans avant que cette théorie soit acceptée, ayant fait face à beaucoup de résistance de la part des paléontologues et géologues. Il fallait définitivement un non-expert pour arriver à percer ce mystère.
Plus récemment, Steve Jobs, fondateur d’Apple et Pixar, n’a pas terminé l’université. Les entreprises qu’il a fondées se sont intéressées à des choses aussi variées que les ordinateurs, les nouvelles manières d’acheter et écouter de la musique, en passant par une nouvelle méthode pour produire des films d’animation. C’est son ouverture d’esprit qui lui a permis d’être un tel catalyseur d’innovation.
Profiter de l’intersection…
La firme de consultation Bain Consulting profite de l’intersection par exemple en envoyant un spécialiste de l’industrie des soins de santé travailler sur un projet de stratégie médiatique. Cette personne amènera une autre perspective et de nouvelles idées innovatrices. Les non-experts dans un domaine peuvent faire tomber les idées reçues et agrandir le champs de connaissance de l’équipe.
Pour déchiffrer l’Énigma, le système de cryptologie des Allemands durant la seconde guerre mondiale, les britanniques ont réunis non seulement des cryptologistes, mais aussi des mathématiciens, des champions d’échecs et même des adeptes de mot-croisés! Le déchiffrage de ce code fut un élément clé dans la victoire des alliés. Mais pour y arriver, il fallait sortir des sentiers battus car les techniques traditionnelles de cryptologie était probablement bien connues des Allemands, qui avaient donc créé leur code pour que ces techniques ne fonctionnent pas.
Hakan Lans est un inventeur prolifique qui a inventé le système de navigation STDMA qui permet aux avions d’éviter les collisions en plein ciel et qui a révolutionné l’aviation commerciale. Durant les années 1980s, il a développé une carte graphique couleur qui est devenu un standard pour les ordinateurs de l’époque. Il a aussi inventé la première souris d’ordinateur capable de tracer des lignes courbes. Il compte beaucoup d’autres inventions à son actif. Pourtant, il n’a pas de PhD. La particularité de Lans est qu’il a accumulé des connaissances dans plein de domaines différents plutôt que de s’être spécialisé dans un seul champs d’expertise. Il est donc devenu une intersection à lui seul!
Conclusion
En somme, les exemples sont nombreux démontrant que :
– Les non-initiés à un champs d’expertise peuvent faire de grandes découvertes renversant le consensus établi de ce champs d’expertise.
– L’éducation formelle ne favorise pas nécessairement l’innovation, même qu’elle peut y nuire.
– C’est souvent la combinaison des connaissances de plusieurs disciplines qui permet de faire de nouvelles découvertes.
Comme je l’expliquais dans mon article antérieur cité plus haut, l’écosystème actuel de la science ne permet pas de tirer avantage de l’intersection.
Cet écosystème favorise plutôt les silos. Il pousse les jeunes scientifiques à se spécialiser dans un champs d’expertise particulier, au sein duquel ils seront parainés par un mentor qui doit lui-même défendre au jour le jour la pertinence de son expertise. Les fonds de recherche sont attribués à des experts qui ont avantage à ce que le statu quo perdure.
Pour appuyer ta démonstration, une des seules matières qui l’intéressait dans ses études universitaires (et qui n’était pas dans son cursus, me semble-t-il) était la typographie, domaine inconnu de l’informatique à son époque. Il a absolument voulu incorporer la typographie dans les ordinateurs Apple, ce qui a contribué à leur succès. Les concurrents lui ont ensuite tous emboîter le pas.
Il faut être sévèrement myope pour ne pas constater que la dynamique moderne de la science ne favorise pas le statu quo au détriment de l’innovation. Que ce soit en climatologie, nutrition, astrophysique, etc., les porteurs de nouvelles idées se font trop souvent pourfendre.
Un bon article sur le sujet:
La créativité, c’est bien plus que 10 000 heures de pratique délibérée
Les créateurs ne sont pas de simples experts. Au lieu de pratiquer délibérément sur un chemin déjà existant, ils créent souvent leur propre chemin que les autres peuvent suivre.
https://blogs.scientificamerican.com/beautiful-minds/creativity-is-much-more-than-10-000-hours-of-deliberate-practice/
Une nouvelle étude révèle des failles dans le document de base « règle des 10 000 heures » attribuant les performances des élites à une pratique intensive; & dans une tentative de réplication, les violonistes les plus accomplis pratiquent moins que leurs pairs un peu moins accomplis
https://www.thetimes.co.uk/article/sorry-the-article-you-were-trying-to-read-was-free-only-for-a-limited-time-b70qpw2kj?region=global
Cet article comprend certaines réfutations des auteurs du document initial:
https://www.theguardian.com/science/2019/aug/21/practice-does-not-always-make-perfect-violinists-10000-hour-rule
Voilà la nouvelle étude: https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rsos.190327
Un article intéressant à lire : https://ideasanddata.wordpress.com/2020/10/05/the-rise-and-fall-of-science/