« Just Babies: The Origins of Good and Evil », par Paul Bloom.
Je n’ai pas beaucoup apprécié ce livre de Paul Bloom en général, mais la section traitant du « biais d’égalité » m’a particulièrement intrigué.
Une série d’études montre que les enfants et les bébés démontrent un biais égalitaire, c’est-à-dire une pulsion irrationnelle qui les amène à préférer une allocation égale des ressources. Serions-nous des « égalitaires naturels »?
Dans une expérience menée par l’auteur, Karen Wynn et Mark Sheskin, des enfants âgés de 5 à 10 ans se sont fait offrir une série de choix visant à répartir des jetons entre eux et un autre enfant, pouvant ensuite être échangés pour des jouets. Entre avoir un jeton chacun (1/1) et deux jetons chacun (2/2), les enfants ont choisi rationnellement d’avoir deux jetons chacun. Cependant, quand on présente à l’enfant un choix en vertu duquel il peut obtenir 2 jetons et l’autre enfant 3 (2/3), l’enfant préfère que chaque enfant en obtienne un seul (1/1), même s’il se retrouve lui-même avec un jeton de moins. Autrement dit, les enfants sont prêts à sacrifier un jeton pour ne pas se retrouver en situation de désavantage relatif. De plus, les enfants de 5 et 6 ans préfèrent une répartition 1/0 à une répartition 2/2, ce qui est tout aussi irrationnel (les enfants de 7 à 10 ans ont choisi 2/2).
Les psychologues Kristina Olson et Alex Shaw ont raconté à des enfants de 6 à 8 ans l’histoire de « Mark et Dan », qui ramassent leur chambre et sont récompensés par des gommes à effacer. Il y a 5 gommes à distribuer, ce qui ne permet pas une répartition égale. Dans ce cas, les enfants ont choisi de jeter la cinquième gomme plutôt que d’en arriver à une répartition inéquitable. Il est évidemment irrationel de détruire une resource pour obtenir une répartition égale. Cependant, si on leur mentionnait simplement que « Mark en a ramassé davantage de Dan », alors les enfants remettaient la cinquième gomme à effacer à Mark. Le mérite est donc pris en compte dans le concept d’équité des enfants.
Les chercheurs Alessandra Geraci et Luca Surian ont aussi observé chez des bébés de 16 mois que ceux-ci préféraient une marionnette qui distribue les choses de manière égale à une marionette qui les distribue inéquitablement. Marco Schmidt et Jessica Sommerville ont obtenu les mêmes résultats avec des bébés de 15 mois.
Cependant, une expérience menée par les psychologues Stephanie Sloane, Renee Baillargeon et David Premack auprès de bébés de 19 mois a montré que lorsqu’un individu ramasse les jouets et que l’autre ne fait rien, les bébés s’attendaient à ce que celui qui a ramassé obtiennent une plus grosse récompense que celui qui n’a rien fait. Lorsque les deux individus ramassaient les jouets, les bébés anticipaient une récompense égale.
L’économiste Ernst Fehr et ses collègues ont été parmi les premiers à explorer le comportement des enfants impliqués dans des « jeux économiques ». Par exemple, dans une variante du jeux du dictateur, un enfant reçoit 2 friandises et se voit offrir l’option d’en donner une à un autre enfant (fictif) qui n’en a pas. Environ la moitié des 7 à 8 ans ont donné une friandise, mais seulement 20% des 5 à 6 ans et 10% des 3 à 4 ans l’ont fait. Ces pourcentages sont nettement inférieurs à ceux observés chez les adultes.
L’une des explications possible est que les jeunes enfants ne soient pas nécessairement moins équitables que les plus vieux ou les adultes, mais soient seulement moins aptes à s’auto-contrôler. Pour vérifier cela, Fehr et son équipe ont développé le jeu Prosocial. L’enfant reçoit une friandise peu importe ce qu’il arrive. Son choix consiste à donner ou non une friandise à un autre individu, sans que cela ne lui coûte quoi que ce soit. Chez les 7-8 ans, 80% des enfants ont donné la friandise, mais chez les groupes plus jeunes, ce fut environment 50%. Il ne s’agit donc pas d’une question de « self-control », mais bien de statut relatif.
Considérez maintenant une expérience impliquant deux enfants qui se connaissent (disons Sally et Mary) lesquels on récompense par des autocollants. Le chercheur distribue un collant à Sally, un à Mary, un second à Sally, un second à Mary, un troisième à Sally et un quatrième à Sally, puis attend la réaction des enfants. Typiquement, la réaction de l’enfant dans la position de Mary sera de s’exclamer que ce n’est pas juste et d’avoir l’air fâché. L’enfant dans la position de Sally sera d’accord que la répartition est injuste, mais n’en serait pas affecté d’une quelconque manière. Moins de 10% des enfants dans la position de Sally ont donné le quatrième autocollant à Mary pour que la répartition soit égale. En fait, Sally ne pouvait résister à l’envie de se trouver dans une position avantagée relativement à l’autre.
L’autre manière d’étudier les comportements humains innés est d’observer les tribus d’aborigènes coupés du monde développé. En 1999, l’anthropologue Christopher Boehma publié un livre relatant ses recherches dans ce domaine. Ces mini-sociétés sont en fait très égalitaires, mais selon Boehm, elles ne sont pas ainsi parce que ces humains sont naturellement vertueux. Au contraire, ces sociétés sont égalitaires parce que ces populations font tout ce qu’elles peuvent pour que le moins de monde possible ait un statut supérieur à eux, même si cela implique un coût. Dans ces sociétés, le meilleur chasseur se doit de partager sa prise, sinon il sera lynché. Si vous en avez plus que les autres, soit vous partager avec la collectivité, soit la collectivité aura votre peau!
Finalement, la dernière chose que j’ai trouvé intéressante dans ce livre est la description du paradoxe de Unger & Singer. Un homme possède une Bugatti stationnée près d’une voie ferrée où il s’est arrêté pour prendre l’air. Il apperçoit soudainement un train qui approche et un enfant coincé sur la voie ferrée. Il réalise alors qu’il pourrait actionner un levier qui ferait dévier le train de sa trajectoire, mais qui l’enverrait vers sa Bugatti, qui n’est pas encore assurée. Que fera-t-il? La plupart des gens pensent que cela vaudrait la peine de sacrifer sa Bugatti pour sauver la vie d’un enfant. Par contre, en faisait un don à Oxfam, un personne pourrait aussi sauver la vie d’un enfant à un coût bien moindre que la valeur d’une Bugatti. En fait, pour être conséquent, il faudrait dilapider ses actifs jusqu’au dernier dollar pour les donner à Oxfam tant que des enfants meurent de faim dans le monde. Pourtant, peu de gens sont prêts à le faire… Comment concilier cet acte (un altruisme limité) avec l’histoire de la Bugatti? Pourquoi est-il acceptable de ne pas tout donner son argent à Oxfam pour sauver le plus d’enfants possible de la famine alors qu’il est considéré inacceptable de ne pas sacrifier sa Bugatti pour sauver un seul enfant? Cela me rappelle les fameux problèmes de trolleys (voir ceci).
Conclusion:
Ce que ces expériences et observations tendent à démontrer est que l’humain a une préférence innée pour l’égalité…sauf si l’inégalité le favorise, et il déteste l’inégalité quand celle-ci le défavorise. Par ailleurs, les humains ne se préoccupent pas tant de leur niveau absolu de richesse, mais plutôt de leur niveau relatif aux autres.
D’ailleurs, les humains sont même prêts à sacrifier de la richesse (i.e. s’auto-punir) de manière à atteindre une situation relative plus favorable à leur égard. Les humains peuvent aussi être altruistes, mais cela sert généralement à mousser leur statut social, ce qui est en fait plutôt égoïste.
Cela permet de mieux comprendre l’organisation politique de la société. Les gens qui sont gauchistes sont prêts à être moins riches collectivement et individuellement pour atteindre une société où la richesse est répartie plus inéquitablement, ce qui est complètement irrationnel d’un point de vue purement quantitatif.
C’est comme si chaque personne était plus ou moins affectée d’un biais cognitif primitif qui, lorsqu’elle n’est pas favorisée par sa position dans l’échelle sociale, l’amène à favoriser une distribution de la richesse qui soit le plus égalitaire possible, même si cela implique que cette personne se retrouve avec moins de richesse dans l’absolu.
Les humains en viennent à accepter que ceux qui font plus d’effort soient davantage récompensés. Cependant, lorsque le gain supérieur est justifié non pas par l’effort, mais plutôt par des aptitudes supérieures (physiques ou cognitives), les inégalités deviennent vite intolérables pour ceux qui sont plus bas dans l’échelle sociale.
Les gens qui sont plus à droite ont une tolérance supérieure aux inégalités et sont conséquemment moins affectées par ce biais. Par ailleurs, ce biais semble diminuer avec l’âge, c’est-à-dire que les gens deviennent plus conservateurs en vieillissant. Une citation (faussement) attribuée à Winston Churchill stipule que : « Si vous n’êtes pas un progressiste à 25 ans, vous n’avez pas de coeur. Si vous n’êtes pas un conservateur à 35 ans, vous n’avez pas de cerveau ». Les études sur le sujet démontrent que c’est tout à fait vrai!
Comment pouvons-nous débarrasser le monde de ce biais qui pousse les gouvernements à adopter des politiques de nivellement pas le bas qui détruisent la richesse?
Articles connexes:
https://minarchiste.wordpress.com/2014/02/13/lorigine-evolutionniste-de-lorientation-politique/
https://minarchiste.wordpress.com/2013/12/06/lutilitarisme-et-les-problemes-de-tramways/
Bonjour,
Les conclusions des différentes expériences menées me paraissent assez fragiles et pour le coup, même peut-être biaisées par l’interprétation qu’on en fait. En effet, conclure que « les enfants sont prêts à sacrifier un jeton pour ne pas se retrouver en situation de désavantage relatif » est un peu rapide. C’est oublier qu’à l’âge de ces enfants, les partages auxquels ils sont confrontés dans leur vie de tous les jours sont bien souvent des partages équitables (je pense par exemple à leurs jeux). C’est oublier également que le concept mathématique de partage (et encore plus de partage inéquitable) est en construction.
Quant à l’expérience sur des enfants de moins de 2 ans, là c’est encore plus douteux. Comment évalue-t-on la préférence des enfants pour telle ou telle marionnette ? Ne risque-t-on pas d’avoir un biais important de l’expérimentateur dans l’évaluation de la préférence de l’enfant ? Ceci dit, quand bien même on ôte ce doute peut-on affirmer que cela prouve une « préférence innée pour l’égalité » ? Cela montre surtout une préférence pour la symétrie, la stabilité plutôt que pour l’asymétrie. Ce que des expériences sur la forme de certains visages ont d’ailleurs aussi montré.
L’expérience du jeu prosocial, elle aussi ne montre pas tellement la conclusion que vous donnez. En effet, on peut au contraire l’interpréter comme le fait que les enfants plus âgés sont plus capables d’empathie ou encore prennent en compte davantage autrui qui les plus jeunes. Ce qui là encore a été mis en évidence il y a longtemps notamment par Piaget via le concept de décentration.
Enfin, je ferai deux remarques.
1. Que des enfants aient des comportements, prennent des décisions qui nous paraissent irrationnels n’est pas étonnant. Là encore, Piaget a fait de nombreuses expériences sur la question. Sur la conservation de la masse. On montre aux enfants un morceau de pâte à modeler « brut », on l’aplatit et on demande à aux enfants si c’est plus lourd ou moins lourd. Une très grande partie dira moins lourd. Ou encore sur la motivation. On place des 12 jetons de manière très rapprochée et 7 jetons de manière éloignée de sorte que la ligne des 7 jetons soit plus longue que celle des 12. On demande aux enfants quelle est la ligne où il y a le plus de jetons. La ligne ave 7 jetons sera choisie majoritairement. Par contre, remplacez les jetons par des bonbons et là les enfants ne feront pas le même choix. Ainsi, il faut se garder d’utiliser à la légère le terme « irrationnel », car bien souvent les comportements sont « rationnels » du point de vue des enfants. L’apprentissage consistera à modifier ces anciennes conceptions pour en faire émerger de nouvelles. Aussi se servir de résultats sur de jeunes enfants en cours d’apprentissage pour tirer des conclusions sur l’organisation sociale me paraît très délicat sur le plan de la rigueur intellectuelle.
2. Partager 5 jetons entre 2 personnes peut très bien se faire en distribuant 2 à chacun et en mettant le dernier jetons dans un pot commun. Ainsi la conclusion selon laquelle la répartition 2/2 est irrationnelle parce que détruisant des ressources ou de la richesse est fausse. On oublie volontairement ou non une possibilité.
Appeler d’emblée « biais » (défini par vous comme pulsion irrationelle) une inclinaison naturelle vers l’égalité me semble peu justifié et, comme le souligne Random, loin d’être établi par les expériences que vous (ou le livre de P. Bloom) citez.
C’est aussi et surtout faire l’économie des théories de la psychologie évolutionniste appliquées à une espèce sociale telle que l’homme.
En effet, si l’on parle de nous comme des « égalitaires naturels » alors ce ne sont pas des expériences impliquant des êtres humains forcément teintées d’acquis et de conventions sociales qu’il faut mettre en avant, mais bien des expériences sur les autres espèces sociales qui tendent à démontrer l’existence d’un altruisme réciproque qui permet à l’individu d’améliorer ses chances de transférer ses gènes à la génération suivante en favorisant la tribu plutôt que lui-même.
Références :
The Evolution of Reciprocal Altruism, Robert L. Trivers, 1971
Cliquer pour accéder à trivers_1971_recip.pdf
Le Comportement Animal (Animal Behaviour: Psychobiology, Ethology and Evolution), David McFarland, 3ème édition, 1999
https://books.google.fr/books?id=5zpbzoR9ve4C
@NLMR
« des expériences impliquant des êtres humains forcément teintées d’acquis et de conventions sociales »
Ce pour quoi le livre se concentre sur de très jeunes enfants (et même des bébés) ainsi que sur des tribus isolées du monde moderne. Dans les deux cas, les « conventions sociales » de la culture occidentale sont peu présentes.
Ce que j’ai constaté à la lecture du livre de Bloom est que les humains ont tendance à favoriser l’égalité même si cela a un coût pour eux-mêmes et ne favorise pas la propagation des gènes.
Détruire des ressources plutôt que de les distribuer inégalement n’est pas « en faveur de la tribu », mais plutôt tout simplement irrationnel. Même chose lorsqu’on considère que les enfants accordent plus d’importance à leur nombre relatif de friandises ou de jouets plutôt qu’au nombre absolu. En quoi cela favorise-t-il la propagation de ses propres gènes?
Vous avez plus de chances de survivre si vous avez 10 kg de viande que si vous n’en avez que 5 kg, peu importe combien votre voisin en a. On pourrait par contre ajouter que si vous n’en avez que 5 kg et que votre voisin n’en a que 3 kg, vos chances de vous reproduire avec un partenaire plus « fit » sont supérieures à une situation ou vous en avez 10kg et votre voisin 12 kg. Vous pourriez donc préférer la répartition 5kg/3kg même si elle est plus risquée du point de vue de la survie.
Cela revient donc à un rapport entre la probabilité de se reproduire et la probabilité de survivre. La première augmente avec la richesse relative alors que la seconde augmente avec la richesse absolue. Le biais consisterait donc à favoriser irrationnellement l’une ou l’autre de ces deux dimensions.
Merci pour votre commentaire! Pourriez-vous étayer davantage vos réflexions, quitte à écrire un commentaire plus long?
J’ai peur qu’il vous faille lire les références citées, sur l’altruisme reciproque notamment.
Les expériences sur les très jeunes enfant (moins d’un an) ne concernent pas le partage en tant qu’acte conscient, relisez les exemples que vous donnez vous même. De plus, l’influence de l’entourage sur les enfants se fait très tôt, impliquant des réflexes de mimétisme et d’interprétation de ce que l’adulte attendent d’eux.
Enfin, les enfants apprenent très tôt le concept de propriété, utilisé dans ces tests. Mais ce concept est une construction humaine qui selon moi change artificiellement la donne. Les expériences sur les animaux portent le plus souvent sur de la nourriture, ce qui a plus de sens évolutionnaire que les jouets ou les jetons…
Pour aller plus loin, il faudrait que je lise le bouquin de Bloom qui apparaît malheureusement utiliser des études scientifiques en psychologie pour parler de moralité (« good and evil ») or la morale n’est par définition pas un sujet scientifique.
De même, ce que nous appelons altruisme, égalitarisme, etc… ne sont que des concepts humains apposés à des comportements sociaux complexes fruits d’une longue évolution. Ce n’est qu’une hypothèse, mais il est possible que l’on tende naturellement vers un égalitarisme maximum parce que nous avons évolué en intégrant que les inégalités créent des tensions sociales amenant in fine à moins de confort pour l’ensemble des individus. Ce qui peut expliquer qu’instinctivement on préfère « détruire » des ressources comme vous le dites (notez que ce sont là des gommes, pas de la nourriture) plutôt que de créer une inégalité inconsciemment perçue comme désavantageuse pour le groupe.
Je ne suis pas un spécialiste de ces questions et j’arrive là à la limite des connaissances que mes lectures m’en ont donné.
Au plaisir de vous lire,
NLMR
Il existe pourtant un moyen très simple de résoudre la question. Conduire des études d’héritabilité sur l’aversion aux inégalités. C’est amusant que personne n’y a pensé, d’autant que c’est très faisable. D’ailleurs, je ne serais même pas étonné que cette mesure soit héritable. Il y a bien d’autres mesures dans le même genre qui sont héritables, comme par exemple le bien-être (Lykken, D. T., & Tellegen A. (1996). Happiness is a stochastic phenomenon. Psychological Science, 7(3), 186–189.). Plus généralement, voir ceci.