L’accident ferroviaire du Lac Mégantic fut un événement horrible; ce que certaines des familles impliquées ont vécu est terrible et me laisse sans voix. Il n’est donc pas surprenant que nos médias québécois nous aient inondés tout l’été de reportages concernant de nombreux aspects de la tragédie, au point d’en faire une indigestion. Même plusieurs semaines après le drame, il ne se passe pas un bulletin de nouvelles sans que le mot Mégantic ne soit prononcé. Ceci dit, ce déluge de couverture médiatique n’a contenu que très peu d’analyse rationnelle des faits sous-jacents à l’événement, nous permettant de mieux comprendre les enjeux. Pendant ce temps, des politiciens se préparent – si ce n’est pas déjà fait – à exploiter ce vide pour faire croître leur capital politique; se préparant à nous expliquer comment leur intervention magique permettra d’éviter qu’une telle catastrophe ne se reproduise, par une panoplie de raisonnements fallacieux et mal informés. Je vous propose donc de mettre les émotions de côté pour un moment et d’évaluer quelques aspects négligés du fameux déraillement.
Pourquoi Mégantic?
Tout d’abord, il incombe de rappeler que la ville de Mégantic s’est développée à cet endroit précis spécifiquement parce que le train y passait. La voie ferrée a précédé la ville. L’économie de la région a toujours dépendu et dépend encore du transport ferroviaire. D’ailleurs, plusieurs entreprises locales voient présentement leur existence menacée par ce déraillement. Par ailleurs, l’existence d’une telle communauté et le maintient de son niveau de vie actuel sont aussi entièrement dépendants du pétrole. Le tourisme est l’un des principaux vecteurs de la région et sans pétrole, difficile de se rendre là-bas et d’y acheminer tous les biens nécessaires. Pour ainsi dire, le train et le pétrole ne sont pas des malédictions pour Mégantic, ce sont des technologies auxquelles elle doit son existence et sa survie.
Pourquoi du pétrole?
En second lieu, il incombe de se demander pourquoi du pétrole transitait-il par train dans cette région. Avant 2012, la Montreal, Maine & Atlantic Railway ne transportait pas de pétrole. En fait, le transport de pétrole par train a explosé en Amérique du Nord depuis un peu plus d’un an. La raison est simple : les gouvernements et régulateurs mettent des bâtons dans les roues des oléoducs. Le marché du pétrole nord-américain s’est complètement transformé ces dernières années. Le pétrole provient maintenant davantage des sables bitumineux Albertains, du Bakken du Dakota du Nord et des bassins du Texas comme le Eagleford et le Permian, plutôt que du Moyen-Orien, du Nigéria, du Vénézuela et du Mexique. Du coup, la capacité de raffinage ne s’est plus trouvée au bon endroit, tout comme les trajets des oléoducs existants. C’est d’ailleurs du pétrole léger du Dakota du Nord que transportait la MMA à Mégantic (et non du bitumen de l’Alberta comme beaucoup le croient).
C’est en prévision de ces changements majeurs que des entreprises comme TransCanada et Enbridge ont mis sur pieds des projets d’oléoducs. En fait, le Trailbreaker d’Enbridge aurait emprunté un trajet similaire au chemin de fer de la MMA, mais ce projet n’a pas obtenu de soutien commercial, les producteurs préférant se ranger derrière le Keystone XL de TransCanada, jugé plus pertinent. Constatant le succès commercial de Keystone XL, convaincue que le projet irait de l’avant sans anicroche et faisant face à une forte opposition politique notamment au Québec, Enbridge a décidé d’abandonner le projet Trailbreaker, la seule alternative viable.
Le projet Keystone XL visait une date d’entrée en service en 2013, mais dès 2010, cet échéancier est vite devenu irréalisable en raison des contraintes règlementaires et des stratégies politiques du Président Obama (voir ceci). Les ONGs environnementalistes ont d’ailleurs mis beaucoup de poids dans la balance, si bien que Keystone XL n’a toujours pas obtenu le permis présidentiel qui lui permet de traverser la frontière canado-américaine.
Devant ces obstacles, les producteurs ont dû vite trouver une solution, car à un certain moment, le prix du WCS albertain se transigeait à une escompte de près de 45% par rapport au Brent international que nous importons dans l’Est du Canada. Les producteurs ont donc remué ciel et terre pour arriver à acheminer leur pétrole par voies ferrées, même si cette solution est 3.5 fois plus risquée (voir ceci), deux fois plus coûteuse et significativement plus polluante. Sans ces obstructions inutiles, aucun pétrole ne se serait retrouvé entre les mains de la MMA.
Un manque de règlementation?
Troisièmement, beaucoup de gens jettent présentement le blâme sur les lacunes de règlementation ferroviaire au Canada. Est-ce là une preuve du chaos qui règnerait dans une société libertarienne?
On blâme la MMA pour le mauvais état de son équipement, mais il n’en demeure pas moins que sa négligence n’a toujours pas été réellement mise en cause. Des parois de wagon plus épaisse ou des rails flambant neufs n’auraient pratiquement rien changé, tout comme l’utilisation de deux conducteurs plutôt qu’un seul. Reste à savoir ce qui a causé la défaillance des freins ou encore de l’incendie survenu avant l’événement, lequel semble à l’origine de ladite défaillance des freins. Ceci dit, à ce jour, rien n’indique qu’une quelconque « dérèglementation » du transport ferroviaire soit directement en cause dans cette tragédie. D’ailleurs, depuis que le gouvernement conservateur est au pouvoir, on note que le nombre d’employés du ministère, des agences et des offices réglementant le transport au Canada est passé de 5 040 à 5 601 au moment de la tragédie de Lac-Mégantic, une hausse de 11,1% (ici).
L’excellent article de l’ingénieur Étienne Bernier, originaire de Mégantic, fourni des éléments de réponse intéressants au sujet de l’aspect réglementaire du drame :
« Dans une économie de marché, la sécurité est le rôle naturel, si on peut s’exprimer ainsi, des assureurs. Ceux-ci décident librement s’ils préfèrent payer des inspecteurs ou payer des réclamations. Si un assureur choisissait d’embaucher trop d’inspecteurs, il finirait par se ruiner et ferait faillite. S’il choisissait d’embaucher des inspecteurs trop pointilleux, il ferait fuir les clients et ferait faillite aussi. À l’inverse, s’il choisissait d’être trop laxiste ou de ne pas embaucher assez d’inspecteurs, il croulerait sous les réclamations et ferait rapidement faillite. Les seuls assureurs qui prospèrent sont ceux qui embauchent juste assez d’inspecteurs, qui s’attardent seulement sur les aspects pertinents de la sécurité, et qui sont juste assez pointilleux. »
« Plus généralement, la réglementation remplace le calcul économique par le calcul politique, avec des conséquences néfastes. Réglementer la sécurité est particulièrement dangereux lorsque de facto l’inspection devient un monopole d’État. Cela fait perdre aux assureurs leur capacité d’observer la dangerosité des pratiques et d’ajuster les primes d’assurance en conséquence. Pour un industriel, investir dans la sécurité devient moins rentable qu’investir dans le lobbyisme pour faire assouplir la réglementation. Les pratiques dangereuses sont alors libres d’augmenter tant que les accidents ne deviennent pas un enjeu électoral majeur. »
« Il est raisonnable de croire que la réglementation de la sécurité ferroviaire au Canada a augmenté, plutôt que diminué, la probabilité que survienne la tragédie de Lac-Mégantic. En effet, cette réglementation crée l’illusion que toutes les compagnies ferroviaires s’équivalent, en termes de risque pour les assureurs, tant qu’elles respectent une série de règles plus ou moins permissives concoctées par l’industrie et approuvées par Transports Canada. Cette illusion incite très fortement les assureurs à ne pas exercer de surveillance et à ne pas effectuer d’inspections qui dédoubleraient celles de Transports Canada. Si cette réglementation avait plutôt été absente, les assureurs de la compagnie ferroviaire fautive se seraient nécessairement intéressés aux pratiques de la compagnie, ne serait-ce que pour évaluer correctement la prime à facturer. Soucieux de leurs profits, ils auraient pu identifier la pertinence de revoir les pratiques de la compagnie lorsque des trains de matières dangereuses sont immobilisés la nuit, et exiger de simples changements sous peine d’une augmentation de la prime d’assurance. »
« Par exemple, les assureurs privés ne s’occupent pas du tout de sûreté nucléaire car les centrales nucléaires ont droit à une limite de responsabilité (75 millions $ au Canada), en échange d’une réglementation d’apparence tatillonne mais dont on ne peut comparer l’efficacité, faute de concurrence. On ne se surprendra donc pas que les centrales nucléaires soient dotées de nombreux dispositifs redondants capables d’éviter les accidents de 75 millions $ autant que possible, mais de bien peu de moyens d’empêcher un accident de 75 millions $ de se développer en catastrophe de 75 milliards $. Le contexte réglementaire rend tout de même difficile de justifier, par exemple, l’achat d’un équipement de dernier recours qui permettrait hypothétiquement de réduire la contamination lors d’un accident grave. Un tel achat ne serait pas logique puisqu’il n’existe pas de prime d’assurance qui pourrait diminuer en contrepartie. »
Certains blâment Transport Canada d’avoir autorisé la MMA à opérer avec seulement $25 million d’assurance responsabilité. Dans un économie dérèglementée, pourrions-nous voir une compagnie comme la MMA opérer sans assurance du tout? En fait, en l’absence du concept légal de responsabilité limitée, ce serait peu probable. Aucun investisseur ne risquerait de perdre des actifs valant plusieurs dizaines de millions de dollar pour épargner quelques millions en primes d’assurance. Dans une économie « libre », il serait fort concevable que la MMA – ou son propriétaire le conglomérat Rail World – ait disposé d’une couverture d’assurance de plus de $200 millions.
Autre question pertinente soulevée dans un commentaire sur le Blog du QL : pourquoi ce train était-il arrêté dans le haut d’un dénivelé très prononcé, à quelques kilomètres de Mégantic, alors que l’opérateur du train a été obligé de prendre un taxi pour se rendre à son hôtel à Mégantic même? Pourquoi l’opérateur du convoi n’a tout simplement pas continué sa course jusqu’à Mégantic et rangé le train en lieu sûr dans le bas de la côte et simplement marché à pied jusqu’à son hôtel pour ainsi faire économiser de l’argent à sa compagnie? Comme dans le cas du camionnage, Transport Canada, exige que l’on arrête le train lorsque le conducteur a atteint la limite de temps de travail. Il arrive fréquemment que l’on doive arrêter un train en plein milieu des montagnes, forêts ou prairie juste pour faire un changement d’équipage parce que le temps est expiré. Est-ce là une cause « réglementaire » de la tratégie?
Pourquoi la MMA?
La MMA compte 170 employés et possède un siège social dans le Maine. Sa maison-mère Rail World, un conglomérat de Chicago, est dirigée par Edward A. Burkhardt, un homme très connu dans le milieu. Il achète des entreprises de chemin de fer en difficulté ou que les gouvernements souhaitent privatiser. Le réseau de la MMA s’étend sur 820 kilomètres au Québec, au Vermont, dans le Maine, jusqu’au Nouveau-Brunswick. Ce réseau est sillonné par une vingtaine de locomotives.
La MMA a été formée de la combinaison de quatre entreprises achetées par Rail World en 2003. La Caisse de Dépôts et Placements du Québec avait alors investit un peu plus de $7 millions en actions (pour une part de 12.8%) et $7 millions en prêts dans l’entreprise. Non seulement ce fut un (autre) mauvais investissement de la part de notre gestionnaire de pacotille – cet investissement ayant été réduit à néant – mais en plus la Caisse n’a pas assumé son devoir d’actionnaire responsable en exigeant du conseil d’administration que la MMA soit gérée de manière responsable et durable. Aux États-Unis, au cours de certaines de ses 10 années d’existence, la MMA a affiché un taux d’accidents pouvant être 5 fois ou même 10 fois plus élevé, pour une année donnée, que la moyenne des 800 entreprises ferroviaires américaines. L’entreprise investissait dans du matériel vétuste de seconde main, négligeait l’entretien de son équipement et avait coupé drastiquement dans son personnel notamment en raison du déclin de ses activités. En fait, la MMA était vouée à la faillite en raison du déclin de ses principaux clients de l’industrie des pâtes et papiers et de la foresterie. C’est le pétrole qui a quelque peu ravivé l’entreprise en 2012 en raison du fiasco Keystone XL. La MMA approvisionnait les raffineries de la Irving à Saint-John au Nouveau-Brunswick (la destination du fameux convoi de Mégantic).
Conclusion :
La tragédie de Mégantic a terrifié les gens, et la peur est le carburant des politiciens opportunistes, qui en profiteront pour accabler les entrepreneurs de nouvelles règlementations qui ne règleront aucun problème et en créeront davantage, tout en nuisant au commerce. Aveuglée par l’émotion, la population applaudira ces interventions, sans réaliser qu’elle y perdra au change. J’espère que les faits énoncés ci-haut vous permettront d’y voir plus clair dans tout cela et de garder la tête hors de l’eau face à ce raz-de-marée médiatique futile et superficiel.
Lectures complémentaires :
http://www.antagoniste.net/2013/07/08/trains-vs-pipelines/
http://www.radio-canada.ca/nouvelles/Economie/2013/07/08/011-mma-portrait-lac-megantic.shtml
http://en.wikipedia.org/wiki/Montreal,_Maine_and_Atlantic_Railway
http://www.leblogueduql.org/2013/08/tragedie-de-lac-megantic-le-role-de-la-reglementation.html
Voir ceci dans la Presse : http://www.lapresse.ca/environnement/economie/201309/09/01-4687517-projet-enbridge-peu-davantages-pour-le-quebec-selon-une-etude.php
Lire absolument les deux derniers paragraphes, c’est hilarant!
Comme j’ai déjà dit, bloquer un projet sous prétexte que ce n’est pas assez d’emploi au Québec c’est comme si l’Ontario bloquait son espace aérien pour les vols allant au Québec sous prétexte que les vol ne rapporte pas assez d’emploi à la province.
Non encore mieux, on pourrait bloquer le chemin de fer de Lévis sous prétexte que ça ne crée pas assez d’emploi à Lévis et trop à Saint-Romuald (raffinerie).
Le rapport cité serait vraiment hilarant si ceux qui vont gober ça n’avait pas le droit de vote, malheureusement ce n’est pas ce qui se passe.
Ils veulent créer des emplois et faire dans l’écologisme, alors c’est très très simple : il faudrait chercher le pétrole à dos de mulet ! Imaginez un peu tous les emplois que ça créera :
– ceux chargés de guider et garder les mulets,
– toute l’industrie agro-alimentaire mobilisée pour fournir de la nourriture aux mulets,
– la revitalisation du secteur des maréchaux-ferrants,
– l’explosion des soins vétérinaires,
– les personnes chargées de confectionner des besaces pour stocker le pétrole et l’harnacher sur le dos du mulet.
Cela va être extraordinaire !